Premier récit d’une Vietnamienne qui vit au Québec depuis l’âge de 10 ans, Ru est l’une des plus belles surprises de la rentrée.
Il y a une image merveilleuse dans Ru, le premier livre de Kim Thúy. Une image merveilleuse parmi tant d’autres. Un étang de lotus en banlieue de Hanoi. Des femmes «au dos arqué, aux mains tremblantes», assises au fond d’une barque, qui vont d’un plant à l’autre, déposant délicatement à l’intérieur de chaque fleur quelques feuilles de thé qu’elles recueilleront au lendemain, tout imprégnées du parfum des lotus. Chaque feuille de thé conservera ainsi «l’âme de ces fleurs éphémères».
Dans son roman Ru, Kim Thuy rend hommage à tous ces gens qu’elle a croisés, qu’elle a eu «la chance de côtoyer».Photo fournie par Libre Expression
«La fleur de lotus pousse dans la vase des marécages, rappelle Kim Thúy. J’ai toujours aimé cette image. Pour moi, ce que ça signifie, c’est que peu importe l’environnement dans lequel vous baignez, la véritable beauté ne peut pas en être affectée.»
Kim Thúy est née à Saigon en 1968, pendant l’offensive du Têt. À 10 ans, sa famille et elle fuyaient le Vietnam cachés dans la cale d’un bateau, entassés les uns sur les autres. Après avoir vécu quatre mois en Malaisie dans un camp de réfugiés, ils se sont installés à Granby, autant dire sur une autre planète.
Dans Ru, elle raconte, au fil de la mémoire qui avance par vagues, insouciante de l’ordre du temps, ses souvenirs pêle-mêle. Ceux de sa maison à Saigon, occupée par des soldats qui s’approprient tout; de la cale du bateau où 200 réfugiés vivent pendant des jours et des nuits à la lueur d’une ampoule nue accrochée à un clou rouillé; de l’année passée à Granby, où la famille de Kim est accueillie à bras ouverts, invitée partout, au zoo, à la cabane à sucre, dans les chalets des gens; d’autres réfugiés, dont Monsieur Ming, ce Vietnamien qui le premier lui a parlé «de littérature, de la beauté des mots».
«J’avais 16 ans, raconte-t-elle. J’étais employée, le soir, dans une clinique dentaire, et après mon travail, j’allais rejoindre mon père dans ce restaurant chinois de Côte-des-Neiges où il faisait la livraison le soir. J’avais le droit de m’installer dans un coin du resto pour faire mes devoirs, jusqu’à ce qu’il finisse son travail. C’est là que j’ai rencontré Monsieur Ming. Cet homme, qui avait étudié la littérature à la Sorbonne, avait survécu aux camps de rééducation grâce à un tout petit morceau de papier sur lequel il écrivait et réécrivait jour après jour, pour ne pas succomber à la folie. C’est grâce à lui que j’ai découvert la pureté, le pouvoir de l’écriture. L’écriture pouvait vraiment sauver des vies.»
Dans Ru, qui signifie «petit ruisseau» en français, et «berceuse» ou «bercer» en vietnamien, Kim Thúy lui rend hommage, comme elle rend hommage à tous ces gens qu’elle a croisés, qu’elle a eu «la chance de côtoyer» – ses anges gardiens de Granby, les Claudette, les Messieurs Girard qui ont été sa deuxième famille; son oncle excentrique, sa grand-mère majestueuse, sa mère forte, dure, aimante.
«Mon récit n’est pas un récit autobiographique, insiste-t-elle. Ce livre-là n’est pas mon histoire. Je prends l’excuse de raconter «à travers moi» l’histoire de tous ces gens que j’ai croisés. Malgré leurs souffrances, leur immense pauvreté, il y a dans leur histoire une beauté extrême.»
Ru était à peine sorti des presses que les droits étaient vendus en France, en Italie, en Suède, en Allemagne, en Espagne… Un conte de fées pour cette femme qui a été traductrice, interprète, avocate, restauratrice (elle a tenu pendant 5 ans le restaurant Ru de Nam, à Côte-des-neiges), avant de se mettre à l’écriture. Qu’elle gagne autant de coeurs en écrivant dans sa langue seconde n’est pas étonnant. «Je suis une enfant de la loi 101, francophile, francophone dans l’âme, explique-t-elle. Je parle vietnamien, bien sûr, mais c’est un vietnamien d’enfant, de cuisine. Ma langue, celle dans laquelle je suis capable de réfléchir, de ressentir les choses, c’est le français.»
Marie-Claude Fortin
[Nguồn: La Presse}