Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
Cette conférence, pour moi, c’est un défi :
– parler du bouddhisme pour le chrétien que je suis, est une gageure, même si, en tant que Vietnamien d’origine, c’est parler de mon autre culture, du patrimoine de mes ancêtres.
– parler de la santé, dans ce lieu, devant vous, pour le non-professionnel que je suis, c’est aussi un défi.
Merci monsieur le professeur, de m’avoir donné cette occasion.
La santé, sujet d’actualité,
– d’actualité parce que constituant un marché avec des concepts nouveaux, dans le domaine de l’alimentation, des médecines alternatives, etc.
– d’actualité aussi d’un point économique avec le discours sur l’incontournable nécessité de réduire les dépenses de la santé.
Associer bouddhisme et santé est un très grand sujet. Permettez-moi de commencer par quelques mots sur le bouddhisme.
1 – Le bouddhisme
Dans le panorama global des traditions religieuses et spirituelles de l’humanité, le bouddhisme, ou plutôt, les bouddhismes (on comprendra ce pluriel plus loin) occupent une place singulière. Nés de l’Inde et venus du coeur de l’Orient, ils font l’objet maintenant d’un intérêt et d’une prolifération croissants en Occident.
Je parlerai d’abord du
1.1 – bouddhisme, de sa diffusion en Asie et de ses différentes écoles
Naissance du bouddhisme en Inde
Le bouddhisme est né dans le nord-est de l’Inde aux 6ème et 5ème siècles avant notre ère, dans le royaume de Kapilavastu, aux confins du Népal. Descendant de la famille régnante, le prince Cakyamouni, Gautama (le nom de Bouddha avant son éveil) rencontra la souffrance, la misère et la mort et quitta sa famille pour embrasser la vie d’ermite. Après sept années de voyage et de recherches, il connut l’inutilité de l’ascèse, et, sous un arbre, à Gaya, après quarante jours de méditation, il atteignit l’illumination. Le nom de cet arbre devint bodhi, l’éveil, et Gautama devint le Bouddha, ce qui signifie l’éveillé. Le mot Bouddha renvoie donc à la fois à un personnage historique et à la description d’un état parfait.
A la source du vaste mouvement bouddhique, il y a les enseignements et l’exemple du Bouddha historique.
Son premier enseignement est connu sous le nom des « quatre nobles vérités » :
– La souffrance existe (Gautama, nom du Bouddha avant son éveil, la rencontre sous la forme du malade, du vieillard et du cadavre).
– La cause de la souffrance est dans la possessivité.
– La cessation de la souffrance implique la cessation de la passion possessive.
– La cessation de la possessivité passe par le « noble sentier des huit parfaits » (compréhension parfaite, pensée parfaite, parole parfaite, action parfaite, moyens d’existence parfaits, effort parfait, attention parfaite, concentration parfaite) et par la réalisation de la vacuité.
Le bouddhisme originel a engendré un premier courant, celui qu’on appelle « petit véhicule », ce qui est la traduction du mot pali theravada, dont la tradition méditative très riche commence à être découverte par l’Occident.
Un deuxième courant, le « grand véhicule », traduction du mot mahayana introduit une dimension altruiste en postulant que le sage ne peut accepter d’entrer dans le nirvana (l’état de libération) tant qu’il reste de la souffrance dans le monde. Ce sage « retourne » parmi ses frères de douleur pour les aider à se libérer. Ce héros de la compassion est appelé un bodhisattva.
Le bouddhisme est une morale de renoncement et de fraternité universelle, différente de celle de la société traditionnelle brahmane indienne, divisée en castes rigoureusement étanches et dominées par une minorité. Rejeté par les brahmanes, le bouddhisme reste minoritaire en Inde mais s’est exporté dans le reste de l’Asie.
Le bouddhisme au Vietnam
Cette extension de l’influence indienne en Indochine orientale est un fait marquant du 2ème siècle. L’Inde partait conquérir l’est. Son expansion, qui commença aux environs de l’ère chrétienne et qui porta les religions indiennes et l’usage du sanskrit jusqu’à Bornéo et Bali en passant par la partie septentrionale du Vietnam actuel, (encore sous domination chinoise à l’époque) eut pour moteur essentiel la quête de l’or et des épices.
Cette conquête a réussi grâce à deux faits marquants : le développement des jonques de haute mer pouvant porter jusqu’à six cents à sept cents hommes, et l’essor du bouddhisme indien qui abolissait la barrière des castes et le souci de pureté raciale. Les bouddhistes n’ayant pas de préjugés raciaux, n’ont pas eu cette peur d’être souillés au contact des castes inférieures. Les hautes jonques des marchands de mer partaient sous la protection du Bouddha Dîpankara “calmant les flots” ; elles emmenaient pour leurs longs voyages des bonzes qui servaient à la fois de médecins, de prêtres et de sorciers.
Dès sa prédication au pays des Viêts, le bouddhisme fit de rapides progrès grâce à ses principes de compassion, à la consolation de sa morale et aux merveilleuses légendes de ses bodhisattvas qui contrastaient avec la sécheresse du confucianisme et du taoïsme[i] surtout pratiqués par les classes dirigeantes.
Le bouddhisme au Tibet
La rencontre entre bouddhisme et Tibet eut lieu au 8ème siècle. Le Tibet était alors travaillé par une spiritualité profonde à la fois animiste et polythéiste. Ce fond culturel originel est toujours vivace dans le bouddhisme tibétain actuel : l’architecture et les ornements des temples et monastères en témoignent à foison.
Le bouddhisme tibétain connaît, encore aujourd’hui, quatre grandes écoles : le dalaï-lama est la réincarnation du fondateur de la quatrième de ces écoles qui a été créée au 14ème siècle
Le bouddhisme en Extrême-Orient
Bodhidharma, un maître bouddhiste indien du 6ème siècle, alla porter l’enseignement du Bouddha en Chine. Il appartenait au courant du grand véhicule. De la rencontre avec le taoïsme naîtra l’école Ch’an (déformation chinoise du mot sanskrit dhyâna qui signifie méditation). Arrivant au Japon au 12ème siècle en passant par la Corée, ce mot se transforma et prit le nom japonais de zen. (L’équivalent vietnamien est le mot Thiê`n.)
1.2 – Le bouddhisme, philosophie ou religion ?
Bouddha avait compris la loi de la douleur universelle. Cette douleur, inhérente à la vie, est multipliée encore par la transmigration, le cycle de la naissance et de la renaissance dans une autre existence, connue sous le nom de métempsychose. Comment atteindre la délivrance ? Il faut parvenir à l’extinction du désir, véritable moteur du monde, pour atteindre l’état de nirvâna.
Le bouddhisme est à la fois une tradition spirituelle, une philosophie, une science de l’esprit, une écologie avant la lettre. Il permet de dépasser la condition souffrante humaine grâce à la réalisation de la vacuité au-delà de tout mot, de tout concept, de toute croyance.
L’astrophysicien américain d’origine vietnamienne, Trinh Xuan Thuan[ii], définit le bouddhisme comme une « science de l’éveil », comme une « voie menant à l’éveil, une voie contemplative au regard principalement tourné vers l’intérieur » qui envisage « le monde comme un vaste flux d’événements reliés les uns aux autres et participant tous les uns des autres ».
Mais, même si le Bouddha n’est pas un dieu, le bouddhisme est néanmoins une religion, qui a plus de 2500 ans d’histoire, d’implication dans la théorie et la pratique médicales. Le bouddhisme, comme religion, a beaucoup influencé par ses enseignements, la façon de penser et d’agir face à la vie et à la mort.
Le karma
La vision bouddhiste du monde centrée sur la croyance dans le karma, la corrélation entre un acte et ses conséquences ultérieures.
C’est une croyance dans l’interdépendance de tous les phénomènes et dans la corrélation entre les causes et les effets mutuellement conditionnés – physiques, psychologiques et moraux. Dans le monde physique, par exemple, toutes les choses dans l’univers sont intimement liées entre elles comme des causes et des effets sans commencement ni fin. Et le monde est un monde organiquement structuré dont toutes les parties sont interdépendantes. De même dans la société humaine, toutes les composantes sont interdépendantes. La même chose est également trouvée dans la sphère psycho-physique, dans laquelle l’esprit et le corps ne sont pas des unités distinctes, mais un tout solidaire du système humain dans son ensemble.
Mais la loi bouddhique du karma n’entraîne pas un déterminisme définitif. S’il était définitif, il n’y aurait pas de possibilité de l’éradication de la souffrance. L’effet du karma peut être atténué, non seulement dans une vie, mais au-delà, et, selon le bouddhisme, la vie n’est pas limitée à une seule existence. La vie présente n’est qu’une partie de la ronde des existences successives (samsara) qui s’étend à travers l’espace et le temps. Une seule existence est conditionnée par d’autres, elle fait partie de la procédure et subit les conditions de l’une d’elles ou d’une série d’existences successives. Une existence est donc à la fois effet et cause des autres. Cet emprisonnement dans le cycle des existences est le résultat de ses propres actions (karma), bonnes ou mauvaises. Conditionnée par les actes, la forme actuelle de l’existence peut être modifiée par les actes. Cela est possible parce que le présent n’est pas l’effet total du passé. Il est à la fois cause et effet. Comme effet, nous sommes conditionnés par nos actes passés. Ce que nous sommes maintenant est le résultat de ce que nous avons été auparavant. Par contre, comme une cause, nous sommes le maître absolu de notre destin. Le présent, si insaisissable, est la pierre angulaire de l’avenir. Ce que nous serons dépend de ce que nous sommes et de ce que nous faisons avec nos propres choix.
Comment concilier cette vision bouddhiste de victoire sur la souffrance par la réalisation de la vacuité avec le désir humain de rester en bonne santé ?
Nous avons vu que pour atteindre le nirvana, il faut supprimer la souffrance. Le cycle de l’homme, naissance, vieillesse, maladie, mort est cette rencontre avec la souffrance. Et l’homme passe ainsi de cycle en cycle, c’est la métempsychose, la réincarnation. La mort en somme n’est qu’un passage. Alors que dire, que penser de la santé ? Avoir la santé pour parcourir ce cycle ? avoir la santé pour subir la souffrance ? avoir la santé pour passer toutes ces étapes ?
2 – La santé
La santé, d’après l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), est définie comme « tout ce qui concourt au plein épanouissement physique, mental et spirituel de l’homme ».
La médecine moderne a fait des merveilles pour l’humanité au cours du siècle passé. Bon nombre des anciens fléaux ont été largement éradiqués ou du moins, ne sont plus à craindre.
L’espérance de vie moyenne dans le monde entier continue de s’allonger, même si c’est à un rythme plus lent dans le tiers-monde (ou plus politiquement correct dans le monde en développement) que dans les pays développés. Et ce 21ème siècle promet plus de merveilles encore, grâce aux progrès incessants et aux nouvelles technologies.
Le 24 juin 1996, le magazine TIME constate « La médecine occidentale est à son meilleur : elle sait lutter contre l’infection aiguë, la réparation des blessures de la guerre, le remplacement d’un rein, d’un coeur. […] Mais de plus en plus, en Amérique et dans d’autres sociétés prospères, c’est le règne des maladies chroniques, telles l’hypertension artérielle, le diabète, les maux de dos… et des maladies aiguës qui deviennent chroniques, telles que le cancer et le sida. Dans la plupart d’entre elles, le stress et le mode de vie jouent un rôle. »
En bref, la médecine moderne, avec son accent mis principalement sur la physiologie humaine, est terriblement mal préparée à combattre et à guérir une foule de troubles débilitants qui sont soit déclenchés soit aggravés par des facteurs émotionnels, spirituels ou mentaux. Ce point de vue de la nature globale de la santé humaine n’est ni nouveau, ni unique. Car le préambule de la charte de l’OMS est ainsi libellé : « La santé est un état de complet bien-être, physique, mental et social et ne consiste pas simplement en une absence de maladie ou d’infirmité.”
3 – La vision bouddhiste de la santé
3.1 – L’harmonie
La compréhension bouddhiste de la bonne santé est semblable. Elle met l’accent sur l’interaction équilibrée entre l’esprit et le corps ainsi qu’entre la vie humaine et son environnement. Les maladies ont tendance à se déclarer lorsque ce délicat équilibre est rompu, et la théorie bouddhiste a pour but pratique de restaurer et de renforcer cet équilibre. Dans le traitement de la maladie, cependant, le bouddhisme, en aucune manière, ne rejette la médecine moderne et la gamme puissante d’outils diagnostiques et thérapeutiques à sa disposition. Plutôt, il précise que ceux-ci peuvent être utilisés efficacement dans la lutte contre la maladie lorsqu’ils sont basés sur une meilleure compréhension des processus de vie intérieure.
La santé physique est considérée par le bouddhisme comme étant le fonctionnement normal du corps et de ses organes. La fonction normale des organes du corps est le résultat de l’harmonie et l’équilibre des quatre éléments principaux dans le corps, la terre (pathavi), l’eau (apo), vent (vayo), et le feu (tejo). Si l’équilibre est perturbé, la fonction normale est interrompue et la maladie apparaît. Étant donné que chaque partie du corps humain est organiquement reliée à toutes les autres parties, pour la bonne santé du corps, tout cet ensemble doit être en bon état. Compte tenu du fait que le corps, comme tous les phénomènes, est toujours dans un état de changement, de déclin et de décomposition, la santé physique ne peut durer longtemps. Il est impossible que le corps soit parfaitement sain et exempt de toutes les maladies en permanence. La maladie est donc un rappel de la fragilité humaine. Cela implique que la santé (complète) n’est pas un état permanent. La plénitude de l’homme ou le bien-être de l’homme, par conséquent, ne signifie pas l’absence de toute douleur et de toute souffrance, donc l’homme doit aussi apprendre à composer avec la douleur et la souffrance, il doit apprendre comment les utiliser et les transcender pour des raisons de dignité et de compréhension sympathique des autres (peut-être !!).
L’approche bouddhiste met donc l’accent sur la force spirituelle, fondée sur la compassion pour les autres. Bien que l’interaction entre l’esprit et le corps ne soit pas encore largement reconnue par la profession médicale, le bouddhisme affirme qu’elle renforce l’individu.
Dans cette vision du monde, la santé et la maladie ont des conséquences, non seulement sur l’état général d’un être humain, mais aussi sur de nombreux facteurs tels que l’économie, l’éducation, le milieu social et le milieu culturel. Tous ces facteurs additionnels doivent être sérieusement pris en compte dans la compréhension de la santé et de la maladie. La santé est donc comprise comme l’expression d’une harmonie – que ce soit harmonie intérieure, harmonie dans les relations sociales, harmonie avec l’environnement naturel.
Se préoccuper de la santé d’une personne, c’est se préoccuper de la personne entière avec ses dimensions physique, mentale, familiale, professionnelle, sociale, aussi bien que de l’environnement dans lequel elle vit et qui agit sur elle. Par conséquent, la tendance à ne comprendre la santé que par rapport aux disfonctionnements de certaines parties de l’organisme humain, est inacceptable pour le bouddhisme. Dans la perspective bouddhiste, la maladie est l’expression d’une perturbation de l’harmonie dans notre vie. Par ses symptômes physiques, la maladie signale la perturbation de cette harmonie. La guérison dans le bouddhisme n’est donc pas le simple traitement de ces symptômes mesurables. Elle est plus. Son véritable objectif est de permettre au patient de ramener l’harmonie au sein de lui-même et dans ses relations avec les autres et aussi en relation avec l’environnement naturel. Dans ce contexte, la guérison n’est pas une fin en soi, mais plutôt un moyen par lequel la médecine est au service du bien-être.
La compréhension bouddhiste de la maladie physique en termes de perturbation de l’harmonie et de l’équilibre dans le corps est différente de la vision « militariste » de la maladie axée sur la lutte contre les germes, les virus, les bactéries etc. Dans cette vision, l’efficacité des traitements dépend de leur puissance d’attaque, et non de la puissance réparatrice comme dans le cas du bouddhisme.
Ces points de vue différents conduisent à des façons de guérir différentes. La voie bouddhique est de contribuer à l’harmonie du corps où la discorde a eu lieu, soit par la médecine soit par le changement dans la pensée et le mode de vie. Le médicament est utilisé pour stimuler l’organisme et non pour attaquer la maladie : il stimule le pouvoir d’auto-guérison, le pouvoir de faire face à la maladie, de rétablir l’équilibre. La guérison est plus une expression des efforts combinés de l’esprit et du corps pour surmonter la maladie qu’un combat entre la médecine et la maladie.
3.2 – Le karma, facteur contribuant à la santé
En dehors de cette approche, le bouddhisme voit le karma comme un facteur important contribuant à la santé ou à la maladie. Dans la perspective bouddhiste, une bonne santé est l’effet de corrélation du bon karma dans le passé et vice-versa. Cette interprétation de la santé et de la maladie en terme de karma est aussi une manière de souligner qu’il existe une relation entre la moralité et la santé. La santé dépend de nos modes de vie, c’est à dire de notre façon de penser, de notre façon de sentir, et de notre façon de vivre. La maladie est la conséquence d’un style de vie malsain, lié à des voluptés de tous ordres (boisson, opium, consommation de nourriture carnée, sexe, etc.). C’est la composante normative du point de vue bouddhiste sur la santé, qui implique la pratique de valeurs morales et religieuses, telles que l’ascèse, la compassion, la tolérance et le pardon. C’est la raison profonde pour laquelle le bouddhisme conseille à ceux qui veulent être en bonne santé, la pratique morale (sila), la discipline mentale (samadhi), et la sagesse (panna) dans la partie du noble sentier des huit parfaits.
On peut illustrer le rôle du karma dans la santé et la maladie par les exemples suivants : pendant une épidémie, il y a généralement des personnes qui succombent alors que d’autres en réchappent, même si tous sont exposés aux mêmes conditions. Selon le point de vue bouddhiste, cela est dû à la nature du karma de chacun. D’autres exemples, les cas où, bien que le traitement administré ait normalement fait ses preuves, le patient est quand même décédé, ou les cas où, a contrario, on constate des récupérations remarquables et inattendues alors que la médecine moderne a renoncé à tout espoir de rémission. Miracles ? Pas du tout – karma. Ces cas renforcent la croyance bouddhiste, que la maladie est due au karma dans des vies passées. Le philosophe bouddhiste thaïlandais Ratanakul Pinit et les médecins bouddhistes, cherchent à lutter contre cette croyance populaire en affirmant que le karma de chaque personne est un mystère à lui-même et aux autres. Par conséquent, aucune personne ordinaire ne peut savoir avec certitude si sa maladie est causée par son karma. Donc, on doit faire attention quand on impute la maladie à son karma, car cela peut conduire à une attitude fataliste, à ne pas chercher de remède, ou à abandonner un traitement. Le bouddhisme nous signale que pour des raisons pratiques nous devons nous pencher sur toutes les maladies, comme si elles étaient produites par de simples causes physiques. Et même si la maladie vient du karma, elle doit néanmoins être traitée[iii].
3.3 – La responsabilité individuelle
Le conseil du bouddhisme à une personne malade est d’être patient et d’accomplir de bonnes actions pour atténuer les effets du karma passé. La croyance dans le karma en matière de santé et de maladie ne conduit pas au fatalisme, ni au pessimisme.
Croire à son karma c’est aussi prendre la responsabilité personnelle pour sa santé. La santé n’est pas donnée. Elle doit être acquise par ses propres efforts, et il ne faut pas blâmer les autres pour la souffrance due à la maladie. En outre, cela peut être réconfortant de penser que notre maladie n’est pas de notre faute dans notre vie présente, mais l’héritage d’un passé lointain dans une autre vie, et que, par notre attitude et nos efforts dans la maladie que nous sommes en train de vivre, de bons effets karmiques peuvent survenir pour le futur ou pour la vie future. La croyance dans le karma nous permet également de gérer les aspects douloureux de la vie, avec sérénité et sans lutte stérile, dans une attitude ni négative, ni déprimante, par exemple dans une maladie en phase terminale. Cette acceptation nous permettra aussi de surmonter le désespoir et donc mourir d’une mort paisible, digne.
L’accent mis sur la cause karmique de la santé et de la maladie implique donc une responsabilité individuelle dans sa santé et sa maladie. La santé est à gagner en poursuivant les efforts. Un bon mode de vie (exercices physiques, bonne nutrition, etc.) conduit à une bonne santé ; alors que les mauvaises habitudes de vie dans la vie présente, comme dans les vies précédentes, apportent la maladie[iv]. Le sens de la responsabilité est beaucoup plus nécessaire dans les soins de santé.
En niant sa responsabilité, on est à la recherche des moyens externes pour soulager la souffrance plutôt que de s’examiner soi-même et sa propre vie et de changer ce qui, en soi, a causé la maladie. À l’heure actuelle, avec l’invention de «médicaments miracles» et le développement de nouvelles technologies, beaucoup de gens ont tendance à avoir l’illusion que toutes les douleurs et souffrances dans la vie peuvent être atténuées ou éliminées et que toute souffrance est mauvaise, qu’elle soit physique, mentale, émotionnelle, morale ou spirituelle.
Le point de vue karma-bouddhiste de la santé et de la maladie, au contraire, reconnaît le rôle positif de la maladie et de la souffrance dans le renforcement de notre caractère moral, ce qui donne le courage, la connaissance de soi et la sympathie envers les autres.
Toutefois, l’accent bouddhiste sur le karma individuel ou la responsabilité personnelle de santé ne signifie pas que le bouddhisme attribue à l’individu l’entière responsabilité de toutes ses maladies.
Dans le karma bouddhiste, il y a deux dimensions, l’individuelle et la sociale. Le professeur Ratanakul Pinit soutient qu’il existe un karma social. Par exemple, dans les soins de santé, les facteurs environnementaux peuvent aggraver ou atténuer le karma individuel. Ces facteurs tels que les facteurs socio-économiques, par exemple, insalubrité et dangerosité des conditions de travail, peuvent agir. Et la société pourrait tenir les employeurs et les entreprises pour responsables s’ils n’ont pas pu maintenir un environnement sain pour leurs travailleurs ou mettre en place des mesures de sécurité. Cette notion de karma social implique donc, aussi la responsabilité de la part du gouvernement de fournir des services de santé adéquats à tous ses citoyens.
3.4 – La santé du corps physique
Dans la perspective bouddhiste, le corps unique de chacun de nous est le résultat de notre karma passé. Le corps humain est en même temps le moyen par lequel nous prenons contact avec le monde et la manifestation physique de notre esprit. Du fait qu’il soit un instrument important, le corps doit être assisté, c’est à dire qu’on ne doit ni tomber dans les excès de consommation ni dans les excès de privation. Même l’illumination, le but ultime du bouddhisme, ne peut être atteinte par la mortification du corps, comme en témoigne l’expérience personnelle du Bouddha. Cela est dû à l’interdépendance de l’esprit et du corps. L’illumination intellectuelle ne peut être atteinte que lorsque le corps n’est pas privé de ce qui lui est nécessaire pour le fonctionnement sain et efficace de tous ses organes.
Selon le bouddhisme, une vie vécue uniquement pour l’égoïsme ou l’auto-indulgence est une vie non vécue. Le bouddhisme nous encourage donc à faire usage du corps pour atteindre le but suprême, le nirvana, la libération du cycle sans fin de naissance et de renaissance (samsara). La pratique constante de la morale et la méditation nous permettra d’avoir la maîtrise de soi.
La pratique du Kung fu, qui est pour des Occidentaux un art martial, est pour les Asiatiques, et en particulier pour ses premiers pratiquants, les moines bouddhistes, de l’exercice physique pour fortifier le corps afin de pouvoir à travers un corps sain servir un esprit sain apte aux séances de méditation. Le but c’est atteindre le nirvana, le but c’est d’aider les autres à changer leur karma.
Il en est de même pour l’alimentation, je ne sais pas si c’est bouddhiste, mais chez les Chinois, les Japonais et les Vietnamiens, surtout chez les Vietnamiens, l’alimentation doit être en équilibre entre les mets « chauds » et les mets froids ». Le principe du Yang et du Yin est respecté. Par exemple pour manger du tofu en dessert, il est conseillé d’arroser du sucre liquide mélangé avec du gingembre. Le tofu est froid, le gingembre est chaud. Le tofu est Yin, principe femelle, le gingembre est Yang, principe mâle. Et ainsi de suite. L’Asiatique cherche à travers l’alimentation des principes médicinaux. Manger tel légume guérit telle maladie.
3.5 – La santé du mental et de l’esprit
Bien sûr la santé physique est importante, le bouddhisme ne veut pas que les gens passent une grande partie de leur vie en mauvaise santé. Mais le bouddhisme parle aussi de l’esprit, et son enseignement accorde une attention plus particulière à l’esprit et à sa puissance. Il est dit dans le premier verset du Dhammapada que ce que nous sommes est le résultat de nos pensées. La source de notre vie, que ce soit le bonheur ou le malheur, est en notre pouvoir. Personne ne peut nous nuire sinon nous-mêmes.
C’est la pensée que nous entretenons qui améliore notre bien-être physique ou nous affaiblit, nous ennoblit ou nous dégrade.
C’est la raison pour laquelle le bouddhisme désigne la pensée comme la cause de la forme physique, et la santé mentale est le stade suprême de la santé. Ce souci de la santé mentale est également considéré comme la véritable vocation des moines bouddhistes. Leur formation est basée sur la croyance que le corps et l’esprit sont exposés à la maladie. Mais puisque l’esprit est capable de se détacher du corps, il est possible d’avoir un esprit sain dans un corps malade. Selon le bouddhisme, pour la santé de l’esprit, il est nécessaire de développer une vision correcte du monde et de nous-mêmes, de savoir accepter la vision réaliste des trois traits de l’existence : l’impermanence, l’inconsistance, et la souffrance de l’insatisfaction… En les acceptant comme telles, l’esprit ne lutte plus pour la satisfaction des pulsions égoïstes ni pour s’accrocher à des objets futiles. Par conséquent l’esprit est au repos et, donc la souffrance psychologique est éliminée, conduisant à améliorer la santé mentale.
Outre le changement de notre pensée par l’adoption de ce point de vue correct et en développant une attitude de détachement vers le monde et nous-mêmes, notre santé mentale dépend de notre pouvoir pour freiner les appétits et pour maîtriser ou pour éradiquer les mouvements négatifs tels que la cupidité (lobha), la haine (dosa), la colère (moha), et nos tendances possessives et agressives. Tous ces états malsains peuvent agir comme la cause de la maladie mentale et physique. Un tel contrôle peut être réalisé à travers la pratique de la morale et de la méditation. Chaque ensemble de préceptes bouddhistes et tous les types de méditations visent à contrôler les sens, les impulsions et les instincts, visent à apaiser la tension et à éliminer la mauvaise qualité des réflexions qui tendent à rendre l’esprit malade.
4 – La méditation au service de la santé occidentale
La méditation bouddhiste n’est pas seulement un moyen de guérir l’esprit de ses maux causés par les opinions erronées, l’auto-indulgence, la haine et la colère sous toutes les formes, mais elle est également conçue comme un moyen d’inciter positivement, d’avoir un mental sain, en particulier les quatre états sublimes : la bonté (metta), la compassion (karuna), la joie sympathique (mudita), et l’égalité (upekha). Aimer nous permet d’aimer et d’être bons les uns avec les autres, tandis que la compassion nous incite à ce que nous aidions les personnes en détresse. La joie et la sympathie sont des capacités à se réjouir de la joie des autres. La sérénité est l’attitude face aux vicissitudes de la vie, aux pertes et aux gains, à la gloire et au manque de notoriété, à l’éloge et au blâme, au bonheur et la tristesse. Cet état d’esprit doit être permanent pour entretenir une santé mentale appropriée. Cette vision de la santé doit se refléter dans tous les aspects de l’existence, y compris penser, parler, vivre son quotidien et agir.
Un article de Sophie Coignard publié dans Le Point du 21 août 2008 pour annoncer la parution du livre du philosophe Matthieu Ricard L’Art de la méditation, donne des exemples d’utilisation de la méditation bouddhiste comme une méthode thérapeutique.
Je cite : « “La souffrance est partout, et la souffrance n’est pas désirable.” Voilà, en très, très résumé, le constat de base qui a présidé au mariage des sciences cognitives et du bouddhisme. Que ce soit à Boston, à Toronto, à Genève, à Maastricht ou même à Châteauroux, la méditation sous diverses formes a été adoptée par des psychiatres, mais aussi par des médecins confrontés à la douleur physique et morale de patients atteints de graves maladies. […] Christophe André, psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne à Paris, a introduit la méditation dans sa pratique pour prévenir les rechutes dépressives. “Il s’agit, explique-t-il, d’apprendre à garder son esprit ici et maintenant…. C’est un outil assez troublant mais efficace, qui permet non pas de supprimer les pensées négatives, mais de les regarder et de les arrêter.” Claude Penet, psychiatre à Châteauroux, a pour sa part commencé à pratiquer la méditation dans une démarche de recherche personnelle avant d’en proposer les techniques à ses patients : “Je ne m’étends pas trop sur l’aspect méditation bouddhiste, dit-il. Car la seule chose qu’ils demandent, c’est l’apprentissage d’exercices qui leur permettent de maîtriser leurs émotions négatives.” […] aujourd’hui, les progrès de l’imagerie médicale ont permis de montrer de manière certaine que la méditation modifie le fonctionnement du cerveau. Mieux : les moines tibétains, par exemple, présentent des particularités intrigantes lorsque leur cerveau est examiné de près : la zone associée aux émotions comme la compassion manifeste une activité beaucoup plus grande que chez le commun des mortels. C’est l’université de Madison, dans le Wisconsin, qui, sous l’impulsion du psychiatre Richard Davidson, a publié le plus grand nombre d’articles scientifiques sur ce sujet.
Ainsi que l’indique Matthieu Ricard dans son livre paru en 2008 “L’Art de la méditation”, (aux éditions Nil), “un nombre croissant d’études scientifiques indiquent que la pratique de la méditation à court terme diminue considérablement le stress […..] Huit semaines de méditation, à raison de trente minutes par jour, s’accompagnent d’un renforcement notable du système immunitaire […] ainsi que d’une diminution de la tension artérielle…” Tous ces effets de la méditation sont documentés dans de grandes revues scientifiques internationales, comme le Journal of the National Cancer Institute ou le Journal of Behavioral Medicine. […] Alors que tous ces médecins pratiquent quotidiennement la méditation avec conviction, aucun n’aurait l’idée de se définir comme bouddhiste. Parce que cela ne veut rien dire. “Le dalaï-lama est le seul chef religieux assez ouvert pour déclarer que si un jour la science remet en question un des aspects du bouddhisme il faudra en prendre acte”, observe Christophe André. Sa sainteté, en effet, est férue de sciences : “La science et les enseignements de Bouddha nous parlent ensemble de l’unité fondamentale entre toutes les choses.” » fin de citation.
C’est donc une vision, ou plutôt une application « occidentale » d’une pratique « bouddhiste » utilisée en médecine.
En conclusion:
Le concept bouddhiste de la santé et de la maladie est formulé dans le cadre du principe d’interdépendance et des lois du karma. Par conséquent, la santé et la maladie doivent être comprises comme un tout, par rapport à l’ensemble du système et des conditions environnementales, sociales, économiques et culturelles.
Ce point de vue est diamétralement opposé au point de vue analytique qui tend à disséquer des êtres humains en différents segments, dans les domaines physique et mental, comme la santé est définie comme une simple absence de symptômes mesurables de la maladie. Le point de vue bouddhiste, au contraire, met l’accent sur toute la personne. Il fait valoir que puisque les êtres humains ne sont pas seulement des êtres physiques mais aussi des créatures mentales, émotionnelles, sociales et spirituelles, par cette unité psychosomatique, la maladie affecte aussi esprit et émotions. Et donc a contrario, la difficulté d’adaptation émotionnelle, mentale et sociale peut aussi affecter le corps. Donc, pour prendre en charge la santé d’une personne on doit se préoccuper de toute sa personne, corps, esprit, émotions, ainsi que de son environnement social. Cela peut sembler un objectif utopique que les services de médecine ou de santé ne peuvent accomplir seuls. Mais on doit penser et lutter pour la santé globale.
Voyez-vous, rien n’est nouveau sous le soleil. Notre médecine occidentale actuelle n’est-elle pas déjà tout ce que le bouddhisme a dit ? La vision de l’Occidental est une vision analytique, la vision asiatique est une vision synthétique. Qu’elle soit analytique ou synthétique, on ne peut pas détacher l’homme de son environnement. En somme, sûrement beaucoup parmi vous direz à la fin de cette conférence, c’est tout ? c’est banal ? en somme ce discours du bouddhiste ne se différencie en rien du discours chrétien.
Le sujet est vaste, je suis à votre disposition pour toutes les questions.
Merci !
Dr. Paul-Marie Phan Van Song
[i] Confucianisme : l’enseignement de Confucius (-551-479) est contenu dans le Quatre Livres. Il se présente avant tout comme une morale civique et sociale, une doctrine de gouvernement et d’action. L’idéal confucéen est le Sage : du fils du Ciel à l’homme le plus humble, chacun doit “se cultiver”. C’est un travail de perfectionnement personnel. Le Sage donc, qui sait se conduire conformément à la Raison, sera par là même capable de gouverner sa famille et d’administrer l’état. Et chacun doit respecter sa place : il faut que le prince agisse en prince, que le père agisse en père, et le fils en fils. Ce qui institue le conformisme, l’obéissance et la soumission aux supérieurs et aux vieillards ; ainsi l’ordre sera-t-il assuré.
Mencius, son disciple, (-372 -289) exprime l’aspect idéaliste de la doctrine : si le devoir du prince est de veiller sur les conditions de vie générales, de répandre l’éducation et l’instruction, c’est du consentement populaire que dépend le maintien des gouvernements. C’est pourquoi lorsque le prince faillit à sa mission, le peuple assume le droit à la révolte.
N’est-ce pas là principe de la démocratie ? Le confucianisme exige d’un côté, le respect de la tradition, de la hiérarchie, de la famille, d l’ordre “féodal” : le prince, le maître, le père, certes ; mais présente de l’autre côté, la démocratie, la “vox populi”, le droit légitime de la révolte contre le mauvais prince.
Le Taoïsme par contre exprime l’attitude mystique, métaphysique, à la recherche de la félicité individuelle. Du Dao (la voie), substance cosmique primordiale, l’Un, l’Unique, sont sortis les deux principes, passif et actif, femelle et mâle, le yin et le yang. Leur alternance perpétuelle régit le monde. C’est la circonvolution universelle. Mais l’essence de la doctrine est la non-intervention de l’homme, le wuwei ; le Sage se libère du présent et du passé et s’unit au Cosmos. Il faut suivre et laisser faire la Nature. Cette haute pensée dégénère en une interprétation métaphysique. L’immortalité devient la quête suprême, sorcellerie et magie deviennent partie intégrante de la religion.
Mais, par ces aspects, le Taoïsme se rapproche des nombreux cultes populaires vietnamiens, avec lesquels il se mélangera, notamment le Culte des Esprits (Ciel, Terre et Eaux) dont les prêtres sont des médiums, hommes et surtout femmes (les dong cot).
[ii] Trinh Xuan Thuan (né en 1948 à Hanoï) est un astrophysicien et écrivain originaire du Viêt Nam. Il fait ses études d’astrophysique au California Institute of Technology (Caltech), puis à l’Université Princeton aux États-Unis où il a obtenu son doctorat. Depuis 1976, il est professeur d’astrophysique à l’Université de Virginie. Il est spécialisé dans l’astronomie extragalactique. Il est membre de l’Université Interdisciplinaire de Paris.
[iii] Dr Ratanakul Pinit, Ph.D. Directeur de l’Institut d’études religieuses, Université Mahidol, Bangkok, Thaïlande. Journal Eubios d’Asie et du Comité international de bioéthique (2004)
[iv] Le christianisme comme la médecine moderne prône un comportement similaire. Mais dans l’esprit occidental, le point de vue religieux et moral est distinct du point de vue médical.