AVEC quelque 2,5 millions de pratiquants dans l’Europe communautaire et 5 millions au moins aux Etats-Unis, la religion du Bouddha prend racine en Occident. Son développement se révèle particulièrement sensible sur le Vieux Continent où, il y a trente ans, le bouddhisme relevait encore de l’escapade exotique ou d’un intérêt tout philosophique entretenu par quelques érudits. Epoque révolue, comme en témoigne le cas français. Déçus par la classe politique, en proie à un malaise identitaire grandissant, beaucoup se réfugient dans le bouddhisme, dans l’espoir d’y trouver une solution à leur mal de vivre.
Alain Renon
La France est le pays de la plus riche implantation et de la plus fulgurante progression du bouddhisme en Europe : en vingt-cinq ans, près de 200 monastères et centres (1). La communauté des pratiquants a grandi dans les mêmes proportions. Elle a doublé entre 1976 et 1986, passant de 200 000 à 400 000 adhérents, pour atteindre les 600 000 en 1997. Ces statistiques de l’Union bouddhiste de France (UBF), qui fédère 80 % des associations nationales, sont globalement avalisées par le ministère de l’intérieur, où le bouddhisme est tenu pour la cinquième religion du pays (2). Il se hisse même au troisième rang des spiritualités qui ont la préférence des Français, selon un sondage Sofres (3).
Tout commence dans les années 60. « Le succès du bouddhisme tient avant tout à l’arrivée des maîtres, tibétains ou zen, assure le sociologue Frédéric Lenoir, du Centre d’études interdisciplinaire du fait religieux à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). La France a été particulièrement »gâtée« en la matière, grâce à des mécènes »convertis« , comme le milliardaire anglo-saxon Bernard Benson qui, dès son installation en Dordogne au début des années 70, a invité des lamas tibétains exilés en Inde à venir livrer leur enseignement. » Peu après, l’immigration massive des réfugiés asiatiques – essentiellement vietnamiens et cambodgiens – a considérablement gonflé les statistiques du bouddhisme, auquel elle fournit encore plus des deux tiers des adeptes. Cette force numérique ne masque pas pour autant la dynamique la plus significative : l’adhésion croissante des Français « de souche », même s’ils ne sont encore que quelques dizaines de milliers.
Toutes les catégories sociales sont concernées : des exclus du travail aux cadres supérieurs des grandes entreprises. Toutefois, c’est dans les classes moyennes citadines que le phénomène est le plus sensible, comme le révèlent les deux seules enquêtes systématiques menées. Bruno Etienne et Raphaël Liogier (4) mentionnent la prépondérance des médecins, chercheurs, artistes, professionnels de la communication (enseignants, journalistes) et cadres d’entreprise. Plus fouillée encore, l’enquête de Frédéric Lenoir (5) révèle une majorité d’adeptes d’un niveau d’études bac + 4 ainsi qu’une sur-représentation des professions médicales et paramédicales. Les deux études se rejoignent pour constater l’adhésion sensiblement plus grande des femmes (60 % en moyenne) à la religion par excellence de la non-violence et du rejet des conflits.
Le bouddhisme s’attachant à réduire la souffrance de l’homme, on comprend qu’il puisse tout particulièrement sensibiliser le corps médical, confronté quotidiennement à la douleur. Sa philosophie du détachement répond également aux angoisses existentielles et aux profondes crises personnelles – chômage, déclassement, etc. – dont témoignent nombre d’itinéraires. Ainsi à la Soka Gakkaï. « La majorité des 5 000 à 6 000 pratiquants sont en situation de fragilité personnelle, professionnelle ou identitaire, souligne M. Louis Hourmant , du groupe de sociologie des religions au CNRS et spécialiste de cette » secte « japonaise. La pratique offre un encadrement psychologique et affectif fort, tout en incitant au récit de l’expérience intime. Elle est d’ailleurs assez souvent vécue comme un correctif, sinon un complément à l’analyse ou à la psychothérapie. »
Autre paramètre : l’insatisfaction politique, qui constitue une motivation-clé dans les premières rencontres entre les Français et le bouddhisme. « Les idées bouddhistes ont commencé à faire recette chez ceux qui voulaient échapper à l’alternative socialisme/capitalisme comme solution dans la prétention à faire le bonheur de l’humanité », écrivent Bruno Etienne et Raphaël Liogier. « Les premiers bouddhistes sont tous marqués par la contre-culture des années 60 et 70, confirme Frédéric Lenoir. Beaucoup ont assumé la rupture en devenant totalement bouddhistes. Certains se sont retirés dans les monastères. Ils se sont plongés dans les philosophies orientales et dans toutes les subtilités rituelles des traditions qu’ils ont adoptées. » C’est le cas de Matthieu Ricard. Brillant chercheur en biologie moléculaire, il a brutalement interrompu sa carrière pour le bouddhisme tibétain, dont il est devenu l’un des plus éminents spécialistes. Interprète du dalaï-lama, il fait partie des « pionniers » français. Un vecteur de socialisation
MOINES zen ou tibétains, ils enseignent à leur tour et jouent le rôle de relais avec la deuxième génération, plus importante numériquement mais moins radicale. « Rares sont désormais les pratiquants à aller aussi loin, poursuit Frédéric Lenoir. Ils ne veulent pas être hors du monde et réclament une pratique simplifiée, adaptée à leur mode de vie. » La traduction des textes de référence et la formidable souplesse cultuelle du bouddhisme ont répondu à leur demande. L’essor de la pratique a parallèlement bénéficié de l’institutionnalisation du bouddhisme français. La création en 1986 de l’UBF, sa reconnaissance immédiate par les pouvoirs publics ainsi que son ouverture aux autres cultes ont gommé l’étiquette de secte orientale (6).
Le succès du bouddhisme révèle aussi l’une des facettes de la crise du christianisme. « Près de 90 % des bouddhistes français sont d’origine chrétienne, catholique pour la plupart. Décus par leur religion, ils trouvent dans le bouddhisme un accueil spirituel », souligne M. Jacques Martin, le président de l’UBF. Les Eglises se voient, de fait, reprocher leur absence de dialogue. « J’ai toujours eu le sentiment que quelque chose n’allait pas dans ce monde, et qu’à l’école, comme dans la famille, on ne me disait pas la vérité, raconte M. Michel Bovay, président de l’Association Zen Internationale (AZI). Je m’interrogeais sur la mort, et quand je demandais des explications au curé sur le Christ ou le paradis, je n’avais pas de réponse. » Le charisme du maître bouddhiste disqualifie alors le fonctionnaire de Dieu. « Au cathéchisme, on me parlait d’amour du prochain. En 1939, quand j’ai vu des évêques bénir les canons, je n’ai pas compris », se souvient maître Tri Tin, du monastère vietnamien Linh-Son, à Joinville-le-Pont. Il avait alors douze ans. A soixante-dix ans, c’est visiblement apaisé qu’il enseigne et fait découvrir aux Français qui le désirent « la seule religion qui n’ait jamais exigé qu’on fasse la guerre en son nom ».
L’impuissance croissante des Eglises installées à offrir une spiritualité vivante pèse lourd dans le choix bouddhiste. « J’étais protestant, de famille protestante pratiquante, mais j’avais perdu de vue le sens de ma foi, explique Patrick, cinquante-trois ans, du centre tibétain Rigpa à Paris, autrefois cadre chez IBM. Je vivais avec un esprit capitaliste dans un monde capitaliste, sans plus me préoccuper de ce qu’enseignait ma religion. C’est par le bouddhisme que je suis véritablement entré en relation avec moi-même. » En ce sens, estiment Bruno Etienne et Raphaël Liogier, le bouddhisme montre qu’ « il n’y pas de retour du religieux, mais bien de nouvelles modalités d’un retour du religieux. Le religieux n’avait pas disparu avec la modernisation, il s’est transformé et offre des réponses crédibles aux angoisses produites par la modernité ».
Incidemment, le bouddhisme témoigne aussi des limites de l’intégration en France. Ainsi chez les jeunes d’origine asiatique, déçus par le modèle occidental et qui renouent avec la pratique communautaire de leurs parents. Le rêve de consommation et d’enrichissement s’est heurté à la crise économique qui, en les frappant de plein fouet, les renvoie à leur culture d’origine. « Ce malaise identitaire est perceptible à la Soka Gakkaï, précise Louis Hourmant. On y rencontre des jeunes des DOM-TOM et des musulmanes, des Algériennes notamment, qui trouvent dans le bouddhisme le moyen de s’émanciper de la famille sans avoir le sentiment de trahir leur culture. »
Le bouddhisme se révèle alors vecteur de socialisation. « Il permet aux individus éclatés de mettre en commun leurs expériences personnelles et de les valider, souligne Frédéric Lenoir. La tradition la plus pratiquée, le Mahâyâna, met l’accent sur la compassion universelle, qui se traduit par une réintroduction de l’utopie dans le champ individuel. On assiste, par le truchement du religieux, à une recomposition sociale où la générosité devient une valeur-clé. » Loin d’être une fuite devant la réalité, la « tentation » bouddhiste participe aussi d’un repositionnement individuel. « Je reste impliqué politiquement, assure Jean-Pierre, cinquante-deux ans, ancien maoïste, et bouddhiste zen depuis 1975. Mais je crois désormais beaucoup plus à la relation de proximité qu’au »grand soir« et à la délégation de l’action à d’autres. » S’il n’est plus question de dissoudre son individualité dans la masse partisane, pour ce professeur de physique de l’université de Toulon, « enseigner que la physique n’est pas la réalité mais une modélisation de la réalité, autrement dit apprendre à distinguer les lectures qu’on donne du monde lui-même », c’est faire oeuvre utile dans un fief lepéniste.
« Religion à la carte », le bouddhisme fait partie de la réarticulation actuelle de la spiritualité. Un phénomène que les spécialistes voient à l’oeuvre également dans les grandes religions monothéistes (7). Mais il revêt un intérêt supplémentaire. « Nous faisons l’hypothèse qu’à la demande de bouddhisme correspond une grille de lecture occidentale de ses propres problématiques », écrivent Bruno Etienne et Raphaël Liogier. C’est parce qu’ils l’ont bien senti que les sociologues s’empressent de l’explorer.
Alain Renon
Journaliste à RMC Moyen-Orient. Auteur de “Géopolitique de la Jordanie”, à paraître aux éditions Complexe, Bruxelles.
(1) La France est le pays d’Europe qui abrite le plus grand nombre de centres ou monastères tibétains (84) et zen (plus de 90) ainsi que les plus importants (château de la Plaige , en Saône-et-Loire , pour les Tibétains ; domaine de la Gendronière , en Loir-et-Cher , pour le bouddhisme zen).
(2) Derrière les catholiques, les musulmans (près de 4,5 millions), les protestants (950 000), presque à égalité avec les juifs, devant les chrétiens arméniens (350 000) et orthodoxes (170 000).
(3) A la question : « Quelle est la religion qui a votre préférence ? », 5 % des plus de dix-huit ans (2 millions de personnes) répondent le bouddhisme, 6 % le protestantisme et 68 % le catholicisme, selon cette enquête Figaro-Sofres de décembre 1994.
(4) Etre bouddhiste en France aujourd’hui, Hachette, Paris, 1997. Série dirigée par Bruno Etienne, directeur de l’Observatoire du religieux à l’IEP d’Aix- en-Provence.
(5) Thèse sur le bouddhisme en France, précédée d’un historique inédit du bouddhisme en Occident, qui sera publié en 1998.
(6) Exception faite de la Soka Gakkai japonaise, classée comme secte depuis le premier rapport parlementaire sur la question (rapport Vivien de 1983).
(7) Lire Florence Beaugé, « Vers une religiosité sans Dieu », Le Monde diplomatique,septembre 1997.
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