Le Premier ministre chinois Wen Jiabao est-il entré en dissidence? Ses surprenantes déclarations faites dimanche dans une interview accordée à CNN pourraient le donner à penser. Il appelle ouvertement à la liberté de parole, à l’abandon du rôle dirigeant du parti et, à demi-mots, au multipartisme.
Conséquence de ce qui apparaît être une audace inédite, les propos du Premier ministre sont totalement censurés en Chine. Aucun journal ni forum officiel n’en a fait état depuis dimanche. Par contre, sur les rares forums Internet échappant à la censure, on ne parle que de ça.
«Si le premier ministre parvient réellement à pousser les réformes politiques, il deviendra le premier grand homme du nouveau siècle», dit un internaute. D’autres sont plus sceptiques. «Ne soyons pas naïfs (…) vous pensez vraiment qu’ils vont creuser leur propre tombe?»
Le Premier ministre chinois s’est distingué cet été en appelant à des «réformes politiques» – sans toutefois en définir le contenu.
«Le besoin de démocratie du peuple chinois est irrésistible»
Dimanche, il est allé beaucoup plus loin: «Je crois que la liberté de parole est indispensable pour tous les pays, les pays développés comme les pays en développement. La liberté de parole est d’ailleurs dans la constitution chinoise (…) le désir et le besoin de démocratie du peuple chinois est irrésistible», dit-il en réponse à une question du journaliste de CNN Fareed Zakaria, qui lui demande de préciser ce qu’il entend par «réformes politiques».
«J’ai profondément réfléchi à la question, lui répond sereinement Wen. Mon opinion est qu’un parti politique, une fois qu’il est au pouvoir, doit être différent de l’époque à laquelle il luttait pour le pouvoir. La principale différence est que ce parti doit agir conformément à la constitution et au droit.»
Wen poursuit en préconisant de dissoudre le parti communiste dans l’Etat. «Les politiques et les propositions de ce parti peuvent être fondues dans la constitution et les textes de loi par des procédures appropriées.»
«Suprématie du parti» mise en cause
En disant cela, Wen remet en cause la sacro-sainte «suprématie du parti» – tout comme l’avait fait vingt ans plus tôt l’un de ces prédécesseurs, le premier ministre Zhao Ziyang, purgé après l’écrasement du mouvement de Tiananmen en 1989. Suggérant que le multipartisme est le but à atteindre, Wen ajoute: «Tous les partis politiques, toutes les organisations, et tout le monde sans exception, doivent se soumettre à la constitution et aux lois en vigueur. C’est, de mon point de vue, l’essence même d’un système politique moderne.»
Plus surprenant encore, Wen brise l’une des règles fondamentales du parti communiste auquel il appartient – le «centralisme démocratique» – en étalant les divisions du politburo au sujet des réformes politiques. «En dépit de certains débats et points de vues, et en dépit de certaines résistances, je vais agir en accord avec mes idéaux, sans relâche, et faire avancer la refonte politique dans les limites de mes capacités.»
«Je ne faiblirai pas devant la force des bourrasques»
Sachant pertinemment qu’il risque très gros, Wen se présente déjà en martyr potentiel de la cause. «Je voudrais vous dire, afin de souligner davantage encore ce que je viens de dire, que je ne faiblirai pas devant la force des bourrasques et de la pluie, et que je persisterai jusqu’au dernier jour de ma vie.»
Dans une dernière tirade digne de Mirabeau, il assène: «On ne peut pas arrêter les désirs et la volonté du peuple. Le succès appartient à ceux qui suivront la vague, et l’échec à ceux qui tenteront d’aller dans le sens inverse.» «Paradoxalement, remarque le sinologue australien Geremie Barmé, les propos tenus par Wen Jiabao ne sont pas très différents de ceux qui ont valu onze ans de prison au dissident prodémocrate Liu Xiaobo…»
PHILIPPE GRANGEREAU [Source: Le Journal Libération]