Un mot sur l’origine de ces duperies exploitées, gonflées par les historiens et auteurs coloniaux.
I – L’affaire de J.M. Dayot et d’Olivier de Puymanel.
1) Pierre-Jacques Lemonnier de la Bissachère (1764-1830)
Missionnaire, le père de la Bissachère « … partit le 11 décembre 1789 pour le Tonkin occidental… Lorsque la persécution éclata, il fut obligé de fuir, et en 1798, il se retira sur un îlot montagneux éloigné de quatre heures de barque de la côte ; il resta sept mois dans cet asile et réussit à échapper aux recherches. Il fut pendant quelque temps à la tête d’un petit séminaire, probablement vers 1800. Peu après, il eut encore à souffrir de la persécution, et sa tête fut mise à prix. Malade en 1806, il se rendit à Macao, et l’année suivante il partit pour l’Europe ; il débarqua en 1808 en Angleterre où il resta. Il vécut à Londres et à Oxburg, et songea, dit-on, à la fondation d’une congrégation dont nous ignorons le but ; d’ailleurs ce désir n’eut pas de suites. Il publia alors, en collaboration avec M. de Montyon, ou, plus exactement peut-être, de Montyon publia un ouvrage sur le Tonkin et la Cochinchine, en se servant des notes du missionnaire qu’il retoucha et remania parfois assez malheureusement ». [ME, Archives, Site Internet, http://archives.mepasie.org/fr/notices-biographiques/lemonnier-de-la-bissachare].
La vision du père de la Bissachère sur le Viêtnam semblait bien limitée et inexacte. Cela pouvait être dû aux limites de ses déplacements dans le pays. A cause de la guerre, il ne fréquentait que les endroits peu confortables situés au nord de l’Annam, territoire sous contrôle de Quang Trung, 2e empereur des Tây Son. C’est ainsi qu’il éprouvait une sorte de mépris pour les gens du pays, allant du roi jusqu’au simple habitant. Il les considérait comme des sauvages, à l’exception peut-être des locaux convertis par lui-même. En réalité, il connaissait très peu le pays. Ses récits résultaient de ouï-dire ou sortaient de son imagination, car il n’était pas témoin direct des faits…
Pour l’empereur Quang Trung, il écrivait :
« … En voici la raison, une nombreuse armée chinoise étant venue au Tonquin pour rétablir sur le throne l’ancienne famille Lé qui s’était réfugiée à Pékin, Quang trung qui pour lors était en Cochin-Chine apprenant l’arrivée de cette armée chinoise accourut au Tonquin seulement avec quelques centaines de soldats, il marchait jours et nuits ramassant sur sa route par force tous les hommes en état de porter les armes… … Enfin il arriva près du camp des Chinois avec ses soldats fatigués et dont une partie étaient estropiés des longues marches et à demi-morts de fatigue et de suite, sans être effrayé du grand nombre des ennemis, il les attaque et en tue environ quarante mille le jour de son arrivée ceux qui échappèrent au massacre s’enfuirent et périrent presque tous dans les forêts… » [Maybon, La Relation… op.cit., page 132].
Quelques centaines de soldats fatigués, estropiés, à demi-morts pouvaient-ils anéantir « une nombreuse armée chinoise de 40 000 hommes », et ce en un seul jour ? N’est-ce pas une histoire invraisemblable émanant de pures divagations ?
Pour Nguyên Anh, il écrivait :
… « Le Roy Gia-long étant arrivé à la Capitale de la Cochinchine s’y reposa pendant deux mois ou environ. Ensuite il s’occupa du supplice de ses prisonniers, un de mes gens que j’avais envoyé à la cour, pour m’obtenir une permission du roy et qui fut porté sur la liste de ceux qui pouvoient entrer au palais et se tenir devant Sa Majesté pendant un mois, se trouva de service le jour de l’exécution, et il la vit tout entière depuis le commencement jusqu’à la fin. A son retour il m’en a fait le récit, je ne puis m’en rappeler aujourd’hui toutes les circonstances qui d’ailleurs sont extrêmement dégoutantes, je ne rapporterai que ce dont je me souviens, ou ce qui m’a frappé le plus du récit qui m’en a été fait et qui depuis a été publique (sic) dans tous les états du roy de Cochinchine…
… on lui [l’empereur Quang Toản des Tây Sơn, fils de Quang Trung] attacha les pieds et les mains à quatre éléphants pour être écartelé… Les exécuteurs à l’aide d’un instrument duquel on n’a pas d’idée en Europe (c), séparèrent en quatre les parties…
…il avait une fille de quatorze à 15 ans (d) douée de tous les agréments de son sexe, lorsqu’elle vit que [139/99] l’éléphant d’une immense grosseur s’approchait d’elle pour la jetter en l’air…
…Les exécuteurs pour avoir dit-on son courage, mangèrent son coeur son foie, ses poumons et ses bras potelés [de madame Bùi Thị Xuân] (e)…»… [Maybon, La Relation…, op. cit., pages 117, 118, 119, 121].
Pour qui le père de la Bissachère se prenait-il pour pouvoir envoyer « un de mes gens » au palais impérial ? Tout le monde savait que Nguyên Anh avait refusé de recevoir les officiers supérieurs anglais et français qui n’avaient pas de lettres de créance de leurs rois.
Les lieux d’exécution étaient toujours bien gardés pour empêcher les complices armés de venir délivrer les condamnés. Comment le « un de mes gens » du père de la Bissachère pouvait-il être présent sur le lieu d’exécution ?…
Le supplice de l’écartèlement était inscrit dans le code pénal, réservé pour les grands crimes. Le père de la Bissachère s’était indigné de ce supplice dont dit-il, «on n’a pas d’idée en Europe » (voir (c) ci-dessus). On voit bien que le père de la Bissachère avait oublié très vite que ses collègues avaient utilisé le même supplice (exécuté par des chevaux ou par des machines en fer) contre les hérétiques, surtout contre les femmes, qui n’avaient tué personne, si ce n’est qu’elles n’avaient pas partagé les mêmes croyances que celles du père. [Il suffit de taper les mots « Inquisition, Cathares, et écartèlement » sur Google pour avoir des dizaines de documents sur ce sujet].
D’après le Code Pénal de l’époque, la peine de mort comportait 5 degrés : Giảo 絞, la pendaison ; Trảm 斬, la décapitation ; Kiêu Thủ 梟首, la décapitation avec l’exposition du crâne ; Lục Thi 戮尸, la mise en pièce du cadavre (très symbolique, car le condamné à la peine capitale, était déjà mort avant le procès) ; et enfin Lăng Trì 淩遲, le dépeçage du vivant (en Chine, mort lente) qui a été remplacée par la décapitation suivie de la mise en pièce du corps ou l’écartèlement (mort presque immédiate) [Voir Khâm Định Đại Nam Điển Lễ Sự Lệ, (Protocole impérial du Dai Nam), volume 11, page 19]. L’écartèlement du corps était réservé à la haute trahison, aux traîtres à la patrie (intelligence avec l’ennemi, se conjurer contre la Cour, conspirer pour l’assassinat du roi/empereur, profaner les mausolées des rois/empereurs défunts…), aux personnes manquant à la piété filiale (tuer les parents, tuer 3 membres de la même famille…)… [Voir Khâm Định Đại Nam Điển Lễ Sự Lệ, (Protocole impérial du Dai Nam), volume 11, page 36]. Les Tây Son ayant assassiné les rois Định Vương (Nguyễn-Phước Thuần), Tân Chính Vương (Nguyễn-Phước Dương), et les 2 frères de Nguyên Anh, Nguyên Anh était le seul garçon survivant de la famille, composée de 6 garçons dont un mort-né. Le 1er et le 4e étaient décédés sur le champ de bataille. Il était traqué, à l’âge de 13 ans, de toutes parts par les Tây Son. En outre les Tây Son avaient profané toutes les tombes des seigneurs des Nguyễn-Phước. C’est ainsi que la peine de l’écartèlement par les éléphants a été infligée à Quang Toản, empereur des Tây Son, fils de Quang Trung, et à ses 3 frères, le généralissime Quang Duy, le chef d’état-major Quang Thiệu, le gouverneur de Thanh Hóa Quang Bàn. La décapitation avec l’exposition du crâne a été infligée aux généraux Trần Quang Diệu et Võ Văn Dũng (a), ces derniers refusant de se soumettre. Mais à la demande du général Trần Quang Diệu, sa mère âgée de 80 ans fut graciée… Les tombes des empereurs des Tây Sơn Thái Đức (Nguyễn Nhạc), Quang Trung (Nguyễn Huệ) ont été rasées et leurs crânes emprisonnés [Chroniques Véridiques du Đại Nam, op.cit., tome 1, page 485].
(a) : Il y a 5 ou 6 ans j’ai lu un document qu’aujourd’hui je n’ai plus en main. Ce document dit que le général Trân Quang Diêu a été gracié de la peine de décapitation et ne fut condamné qu’à la peine de pendaison (donnant la mort, mais le corps n’étant pas mutilé) car il avait épargné tous les soldats de Nguyên Anh lors de la prise de la citadelle de Quy Nhon en 1801 après un an et demi d’encerclement. Cet acte de mansuétude de la part de Trân Quang Diêu répondait à la demande du général Võ Tánh, commandant de la garnison de Quy Nhơn avant qu’il ne se donnât la mort avec son compagnon d’infortune, Ngô Tòng Châu, ministre des Rites.
Les Chroniques Véridiques du Đại Nam n’ont pas retracé la capture et l’exécution de madame Bùi Thị Xuân, général des Tây Son et épouse du général Trần Quang Diệu. D’après certains historiens, sa capture et son exécution restent à éclaircir (b). Elle pourrait s’être réfugiée chez les montagnards qui étaient les alliés des Tây Sơn et être décédée de mort naturelle. Le Đại Nam Liệt Truyện, Biographies du Dai Nam, tome 2, page 539 a parlé de la capture du général Trần Quang Diệu et de son épouse, le général Bùi Thị Xuân, mais n’a pas donné le lieu et la date de cette capture.
(b) ; D’après le document cité en (a), le général Trần Quang Diệu et son épouse ne pouvaient pas se rencontrer, car madame Bùi Thi Xuân avait suivi l’empereur Quang Toản des Tây Son, pour regagner Hanoï, bien avant l’arrivée du général Trần Quang Diệu venant du sud qui fut, tout de suite, capturé à Nghệ An, situé à 300 km au sud de Hanoï : ils ne pouvaient donc pas être capturés en même temps.
« …il avait une fille de quatorze à 15 ans… » (La rubrique (d) ci-dessus). De nos jours, c’est l’individu seul qui est responsable de ses actes, mais autrefois, la famille était très impliquée dans les actes et gestes de ses membres. Le Code Pénal était très clair : La peine par écartèlement était réservée à la haute trahison, aux traîtres de la patrie, à leurs complices, et aux personnes manquant à la piété filiale. Mais on ne tuait pas les garçons de moins de 16 ans, les épouses et les filles des condamnés à la peine capitale. On les envoyait comme esclaves dans les services publics. Les filles adultes mariées ou déjà promises au mariage, étaient envoyées chez leurs maris ou futurs maris. Les fils adultes adoptés par d’autres personnes et les petits-fils, les petites-filles du condamné à la peine capitale n’étaient pas poursuivis [Voir Khâm Định Đại Nam Điển Lễ Sự Lệ, (Protocole impérial du Dai Nam), volume 12, page 14]. Notons que la peine « Tru di tam tộc 誅夷三族 » (la peine de décapitation des adultes mâles des 3 familles du condamné pour crime capital, famille portant son nom, celle portant le nom de sa mère et celle portant le nom de sa femme) ne figurait pas dans ce Code Pénal.
Pour la rubrique (e) ci-dessus : Le père de la Bissachère avait confondu les mœurs d’autres peuples avec celles des vietnamiens, car ces actes n’étaient en rien les us et coutumes vietnamiens.
Fertile était l’imagination du père de la Bissachère et calomnieux ses propos que rapportait monsieur Maybon sans autre commentaire.
Maybon a critiqué monsieur Montyon (pour la consultation du manuscrit du père de la Bissachère) dans son introduction :
« On voit donc que Montyon ouvre largement la porte aux renseignements de toute nature et de toute origine et il ne sera désormais plus surprenant de constater dans ses deux volumes un mélange assez bien dosé de notions exactes, de rapports controuvés et d’informations qui paraissent n’avoir d’autre source qu’une imagination féconde ». [Maybon, Relation sur le Tonkin…, op.cit., page 43].
Ou pour le père de la Bissachère (un des exemples) :
« …ou démons adorés dans chaque village sous différents noms ridicules…, aussi on ne les aime pas mais on les redoute il n y a que les Chrétiens qui ne les craignent pas et auxquels ils n’osent pas nuire (a) comme ils l’avouent eux-mêmes par la bouche de ceux qu’ils obsèdent… »…
(a) [Note de Maybon] «M. de la Bissachère aura sûrement été trompé, car ce qu’il raconte est impossible à croire ; je sais très bien que la croyance des peuples surtout de l’Asie pour les génies malfaisants est une des superstitions de ce pays, mais comment est-il possible qu’un homme instruit puisse admettre de semblables opinions pour faire valoir les chrétiens Tonquinois. Qu’est-ce que ces Chrétiens, des gens empreints d’autant de superstition que les autres Tonquinois [129] et à qui l’Eau du baptême n’a pas rendu le jugement plus sain. C’est ainsi que j’ai reconnu que les missionnaires ont écrit toutes leurs histoires. Ouvrez les lettres édifiantes, vous les trouvez remplies de faits si extraordinaires que l’on se persuade lire quelques histoires religieuses du XIVe siècle, écrites bien fanatiquement; cela serait peut-être de recettes si des voyageurs judicieux et éclairés n’avoient pas aussi parcouru les mêmes contrées sans avoir vu les choses extraordinaires que raconte M. de la Bissachere ». [Maybon, Relation sur le Tonkin…, op.cit., page 135]…
En 1806, le père de la Bissachère tomba malade, il se rendit à Macao, où il rencontra Félix Renouard de Sainte-Croix à qui il confia son manuscrit. Un an plus tard, il se réfugia à Londres, fuyant la Révolution Française de 1789. Là il fit la connaissance de monsieur Montyon, un autre réfugié français.
2) Félix Renouard de Sainte-Croix (1767-1840).
Lisons Maybon dans Relation sur la Tonkin… op.cit, pages 5 et 6 :
« La relation qui est ici reproduite a connu une étrange fortune.
Rédigée sur la demande d’un officier de cavalerie, Félix Renouard de Sainte-Croix, [envoyé par Napoléon pour prendre possession des colonies anglaises d’après le Traité d’Amiens du 27/3/1802] qui rencontra le missionnaire Pierre-Jacques Lemonnier de La Bissachère à Macao en 1807(1), elle fut publiée en 1810 par cet officier qui ne lui conserva pas la forme originale sous laquelle il l’avait reçue et ne fit pas connaître le nom du véritable auteur.
En 1811 et en 1812, elle fut l’occasion d’un ouvrage du célèbre philanthrope le baron de Montyon qui, s’effaçant derrière le nom de La Bissachère, ne faisait cependant que des emprunts assez limités au texte de ce missionnaire.
Il se trouve donc que l’ouvrage qui est connu du public comme étant de La Bissachère ne contient que peu de chose de lui, tandis que ses notes sont entièrement reproduites, — quoique assez sérieusement modifiées, — dans un ouvrage paru sous le nom de Renouard de Sainte-Croix ».
« … Enfin l’avant-propos et l’introduction de Renouard de Sainte-Croix sont complètement inédits et contiennent, parmi quelques erreurs, des renseignements sur l’histoire du pays d’Annam, d’autat plus précieux qu’ils proviennent de Jean-Marie Dayot, … ».
« 1. Voir ci-dessous, p. 73 (p. 1 du rus.) ; En 1807, La Bissachère arriva à Macao où se trouvait alors Renouard de Sainte- Croix. « Je priai ce monsieur, dit Sainte-Croix, de vouloir bien me faire un précis sur le Tonquin et il eut la complaisance de rédiger les notes qu’on va lire ».
Monsieur Félix Renouard de Sainte-Croix n’a jamais séjourné au Vietnam. Il a rencontré J.M. Dayot qui lui a raconté son séjour en Cochinchine, à Manille, en 1805, et également le père de la Bissachère qui lui a confié ses mémoires, à Macao, en 1807. De retour à Paris, Félix Renouard de Sainte-Croix a fait publier son livre « Voyage commercial et politique aux Indes Orientales, aux Iles Philippines, à la Chine, avec des Notions sur la Cochinchine et le Tonkin pendant les années 1803, 1804, 1805, 1806 et 1807 », en 1810. Ce livre a été publié sous la forme de 80 lettres envoyées à ses amis. [Aux Archives du droit français, Imprimerie Crapelet, Paris, 1810].
L’historien Maybon a pris les informations contenues dans ce livre pour en faire le sien « Relation sur le Tonkin et la Cochinchine de Mr de la Bissachère, (op.cit.).
Le lecteur pourrait bien imaginer le récit du séjour en Cochinchine d’un évadé de prison comme J.M. Dayot, « Grand Amiral de la flotte vietnamienne » et de son ami et bienfaiteur Olivier de Puymanel, « Chef d’Etat-Major de l’armée vietnamienne » ! [Faure. Les Français en Cochinchine…, op.cit., page 221].
II – L’affaire de Théodore Le Brun.
1) Théodore Le Brun.
Lisons Alexis Faure [Les Français en Cochinchine au XVIIIe Siècle : Mgr Pigneau de Béhaine Evêque d’Adran de Alexis Faure. Pièces Justificatives. Editeur Augustin Challamel, 1891 Paris, op.cit., page 241] :
« Noms des marins de la Vénus s’étant fait congédier ou ayant déserté en cours de campagne, savoir : Le Brun (Théodore), volontaire de 2e classe (rang du 8 février 1788) passé sur la Méduse le 19 juin 1788 ».
Archives de la marine, rôle d’équipage de la Vénus, série C(?), vol. 967.
A la page 243:
« Noms des marins ayant déserté, ou s’étant fait congédier en cours de campagne, savoir : Le Brun (Théodore), volontaire 1ère classe (rang du 1er janvier 1789), entré à l’hôpital de Pondichéry le 28 juin 1788, sorti le 28 août suivant, débarqué à Macao le 13 janvier 1790, et y resté ; doit au sieur Nicolas Lolier 45 piastres à 5,8 (?), faisant 243 livres ;… »
Archives de la marine, rôle d’équipage de la Dryade, série C(?), vol. 918.
Monsieur Théodore Le Brun, a été volontaire 2e classe, puis 1ère classe, déserteur de La Méduse le 13 janvier 1790 à Macao où il resta pendant quelque temps. Il s’était présenté à Nguyên Anh, comme officier-ingénieur, spécialiste des bâtiments, probablement vers mi-juin 1790. Il fut nommé « Khâm sai Cai Đội Thạnh Oai Hầu, quản chiếu công thự » (欽差該隊盛威侯管照公署 Chef de Section, délégué royal, Marquis Thanh Oai, responsable de l’entretien des bâtiments publics) par Nguyên Anh, le 26 juin 1790, comme en témoigne son « diplôme » [Louvet, La Cochinchine Religieuse, op.cit., page 536 et Cadière. BAVH op.cit., tome I, 1920, page 172]:
« S.M. s’étant fait rendre compte des talents et capacité du sieur Théodore Lebrun, Français de nation, a voulu lui donner des marques de bonté, en le constituant comme elle le constitue par ces présentes, capitaine ingénieur (c), sous le titre de Kham sai cai doi thanh oai hau. S.M., en conséquence, lui confie le soin de toutes les fortifications de ses Etats, et lui enjoint de prendre tous les moyens possibles pour pourvoir à leur sûreté. S’il arrivait que, par sa négligence, il ne répondit pas à ce que l’on attend de lui dans la place qu’il occupe, il mériterait d’être puni selon la rigueur des lois.
Le 15e jour de 5e lune de la 51e année de Canh-hung. (27/06/1790).
(Scellé du grand sceau du roi).
(c) : Nous avons déjà vu que grâce à son « diplôme », J.M. Dayot a été responsable de 2 navires, c’est ainsi que les 2 caractères « Cai Đội » (該隊) ont été traduits par « Capitaine de ses vaisseaux », quant à Le Brun, il était responsable des bâtiments publics, les 2 caractères « Cai Đội » (該隊) sur son « diplôme » étaient devenus « Capitaine ingénieur » ! Les historiens et auteurs coloniaux sont vraiment très forts !
Comme monsieur Le Brun se sentait incapable de la tâche que Nguyên Anh lui avait confiée, il donna sa démission en 1791 et retourna à Macao où il rencontra monsieur Chrétien Louis-Joseph de Guignes, agent au Consulat de France à Guangdong (Canton). Une autre cause, peut-être, de sa démission a été donnée par monsieur Henri Cosserat [Voir Notes biographiques sur les Français au service de Gia-Long, BAVH, tome III, 1917, op.cit., page 174] :
« … il ne resta pas longtemps au service du roi – à peine une quinzaine de mois – car, mécontent de servir sous les ordres du colonel Olivier [il n’était que Cai Đội en 1791], plus jeune que lui et moins élevé en grade (Olivier de Puymanel était en effet, volontaire de 2e classe dans la marine française), il donna sa démission en 1791 et retourna à Macao où on perd sa trace.
Pas de descendance connue. ».
2) Chrétien Louis-Joseph de Guignes.
Monsieur Chrétien Louis-Joseph de Guignes était agent (sens : agent des services de renseignement ou simplement employé ?) du Consulat de France à Canton, en 1783. Après la fermeture du consulat en 1787, il est devenu interprète de l’ambassadeur de Hollande, monsieur Isaac Titzing, à la cour de l’empereur Qianlong. Il a visité Manille, mais il n’est jamais allé au Vietnam. Il a rencontré Olivier de Puymanel et Théodore Le Brun à Macao. Tous les renseignements sur le Vietnam donnés par de Guignes sont fondés sur les rumeurs et sur les récits d’Olivier de Puymanel et de Théodore Le Brun. Un exemple parmi tant d’autres : il a confondu l’empereur de la dynastie des Lê avec Nguyên Anh, ou il ne savait pas que Quang Trung avait déjà vaincu les chinois, au mois de février 1789… Il a été rapatrié en 1801 et a travaillé comme attaché au Ministère des Affaires Etrangères à Paris, jusqu’en 1817. Il a publié plusieurs ouvrages comme Dictionnaire Chinois-Français-Latin ; Voyage à Pékin, à Manille et l’Ile de France faits dans l’intervalle des années 1784-86 ; Observation de plusieurs familles juives établies anciennement à la Chine. [Voir Juifs de Chine : Chrétien Louis-Joseph de Guignes – 1759-1848, sur Google]. Il ne faut pas le confondre avec son père, monsieur Joseph de Guignes, professeur de chinois au Collège de France à Paris.
Le point essentiel pour cet article est son rapport du 29/12/1791 envoyé de Canton au Ministère des Affaires Etrangères à Paris, parlant de Nguyên Anh, d’Olivier de Puymanel et de Théodore Le Brun. Ce document fut retrouvé par monsieur Alexis Faure, aux Archives des Affaires Etrangères, Fonds Indes Orientales, vers les années 1890. Faure était ravi, ce qui était normal et légitime quand on apprenait par les archives de l’état des hauts faits des compatriotes à l’étranger. Cependant il avait tout simplement oublié que, de tous temps, les ministères de tous pays recevaient quotidiennement de nombreux rapports, lesquels très souvent étaient loin d’être véridiques !
Ce rapport affirmait que Puymanel et Le Brun étaient co-bâtisseurs de la ville fortifiée de Saïgon. Pour donner une valeur absolue à ce document, Faure n’avait pas hésité à élever l’agent de Guignes au rang de Consul [Faure, Les Français en Cochinchine.op.cit., page 214], l’information répétée par Taboulet [Taboulet, La Geste française en Indochine, op.cit, tome I, page 242] :
« Notre consul à Canton (il n’était qu’agent consulaire), qui évidemment était au courant de ce qui de passait alors en cochinchine (il n’avait jamais mis les pieds au Vietnam. Toutes les informations qu’il détenait, venaient d’Olivier de Puymanel et de Théodore Le Brun), fournit à cet égard des indications exactes dans une lettre qu’il adressa à notre ministère des affaires étrangères (29 décembre 1791).
… MM. Olivier et Le Brun, officiers français, lui (Nguyên Anh) donnèrent un plan de ville fortifiée… ».
alors que le fort de Saïgon a été reconstruit ou agrandi en une dizaine de jours et achevé le 19 mars 1790 [Voir Trịnh Hoài Đức, Gia Định Thành Thông Chí, Histoire et Description de Gia Dinh (la Cochinchine), tome 6, page 1] et l’arrivée de Le Brun est estimée vers début juin 1790 (le « diplôme » de Le Brun datait le 27/06/1790). Donc Puymanel et Le Brun ne pouvaient pas se rencontrer à Saïgon avant l’achèvement de la construction de la ville fortifiée pour que « Olivier ET Le Brun lui donnèrent un plan de ville fortifiée ». Sur un plan de cette ville fortifiée (voir plus haut, rubrique (10)), on lit :
« Fortifiée en 1790 par le colonel V. OLIVIER – Réduit du grand plan levé en 1795 -Par ordre du Roi de Cochinchine – Par Mr. BRUN. Ingénieur ».
Monsieur Théodore Le Brun a quitté la Cochinchine en 1791, comme on l’a vu plus haut, comment aurait-il pu lever un plan de la ville de Saïgon en 1795, c’est-à-dire 4 ans plus tard ?
Encore une fois, le lecteur pourrait bien imaginer les récits erronés, gonflés, amplifiés des évadés et fuyards français pour se venger de leurs sanctions ou pour se valoriser.
La construction de la ville fortifiée de Saïgon était l’œuvre des ingénieurs vietnamiens, comme Tôn Thất Hội, Trần Văn Học, Võ Viết Bảo, Nguyễn Cửu Đàm… [Voir Trịnh Hoài Đức, Gia Định Thành Thông Chí, op.cit., tome 6].
On a même prétendu que la citadelle de Huê a été construite par les Français :
« La ville proprement dite, la cité royale, n’est autre que la citadelle construite à la fin du siècle dernier par des ingénieurs français sous la direction du colonel Olivier. » [Marcel Monnier. Le tour d’Asie, Cochinchine, Annam, Tonkin. Librairie Plon. Paris, 1899, page 148].
Alors que monsieur Henri Cosserat a dit le contraire dans BAVH, Citadelle de Hue, Cartographie, tome I, 1933, page 3 :
…« Les deux extraits que je viens de citer sont, on le voit, absolument précis et ne permettent en aucune façon de penser que des Européens aient été mêlés à la construction de la Citadelle de Hué ».
Rappelons que la citadelle de Huê fut construite en 1804 et Olivier de Puymanel est mort en 1799 à Malacca.
Toutes ces contre-vérités sont dues, dans la plupart des cas, aux courriers trop subjectifs des missionnaires, décrivant les situations politiques et militaires de cette époque. Ces propos ont été malheureusement exploités, gonflés, interprétés, amplifiés par les historiens ou les auteurs coloniaux, pour devenir la « Vérité historique» absolue.
Lisons monsieur Pierre Paul Rheinart, le premier Chargé d’Affaires, puis Résident Général à Huê en 1875 :
« …les renseignements donnés par les missionnaires ne sont jamais précis et sont souvent inexacts. » [Note de monsieur Rheinart, du 5 mai 1874. BAVH, tome I, 1943, page 33].
Les Français ont été envoyés aux différentes campagnes militaires, mais ils ne participaient pas directement aux batailles, sauf pour monsieur Manuel. [Voir Cadière, pour la bataille de Thi Nai (1801). Documents relatifs à l’époque de Gia-long, op.cit., pages 45,46, déjà cité plus haut].
III- Les qualités et capacités de Nguyên Anh.
Dans le temps, les Vietnamiens savaient déjà construire des forts, des vaisseaux de guerre, des canons… et les documents traçant en détail des villes fortifiée, des vaisseaux, des armes… à l’européenne, en langues française, anglaise, espagnole, portugaise… du temps de Nguyên Anh, se trouvaient en abondance à Pondichéry, à Malacca, à Singapour, à Macao, à Hongkong… Nguyên Anh n’a pas eu grande peine à les trouver.
1) John Barrow.
John Barrow, explorateur, diplomate anglais, qui a séjourné au Vietnam, quelques mois en 1793, a laissé une œuvre en 2 tomes intitulée Voyage à la Cochinchine, par les îles de Madère, de Ténériffe et du Cap Vert, Le Brésil et l’Ile de Java. (Traduit de l’Anglais, avec des notes et additions par Malte-Brun. Editeur Arthus-Bertrand. Paris, 1807). Pour la Cochinchine dans le tome 2, il a pris une grande partie des renseignements tirés d’un Mémoire manuscrit de Laurent Barizy, un des rares serviteurs français honnêtes et fidèles à Nguyên Anh, et le reste venait d’un secrétaire du gouvernement de la Chine résidant à Turon (sic) (Tourane), des missionnaires sur place et de 2 anglais « qui ont été à Sai-gong (sic) (Saïgon) dans les années 1799 et 1800 » [Tome 2, page 221].
Lisons Barrow dans le tome 2, aux pages 224 à 231 :
… « Depuis l’année 1790, où Caung-Shung [il s’agit de Nguyên Anh. Je n’arrive pas à déchiffrer les 2 mots Caung-Shung. Nguyên Anh a encore un autre nom, Nguyễn-Phước Chủng. Caung-Shung : Cậu Chủng, le jeune Chủng ?] rentra en Cochinchine, jusqu’à 1800, il n’eut que deux années de paix, 1797 et 1798, ces deux années sont probablement les plus importantes de ce règne jusqu’ici trop orageux.
… Dans le cours de ces deux années, il fit construire au moins 3oo barques canonnières ou galiotes à rames 5 luggers, et une frégate sur le modèle d’un vaisseau européen. Il introduisit un nouveau système de tactique navale, et fit instruire ses officiers de marine dans la connoissance et l’usage des signaux. Un des Anglais que j’ai déjà dit avoir été à Sai-gong en 1800, a vu une flotte de 1,200 voiles sous le commandement de ce prince lui-même, lever l’ancre, et descendre la rivière dans le plus bel ordre, en trois divisions séparées, se former en ligne de bataille, ouvrir et serrer les rangs, et exécuter toutes les différentes manoeuvres aux signaux.
… Enfin ce monarque qui, par son application infatigable aux arts et aux manufactures, égala Pierre de Russie, mais qui n’eut rien de sa férocité, excita comme lui, par son exemple particulier, l’énergie de son peuple, et comme notre immortel Alfred, n’épargna, rien pour régénérer son pays. Pour se faire une idée de son activité et de son génie, il ne faut que considérer qu’après les circonstances où il s’est trouvé, ne possédant qu’un seul vaisseau en moins de dix ans il s’étoit vu une flotte de 1,200 voiles, dont 3 vaisseaux de construction européenne, environ 20 grandes jonques à la chinoise, mais complètement équipées et armées, et le reste en grands bâtimens de transport, armés de canons.
… A midi, ou une heure, il déjeune au chantier. Ce déjeuné consiste en un peu de riz bouilli et de poisson sec. A deux heures, il se retire dans son appartement, et dort jusqu’à-cinq; ensuite il donne audience aux officiers de marine .et de terre, aux chefs des tribunaux, ou des départemens publics. Là il approuve rejette ou corrige les plans qu’on lui propose. En général, les affaires d’Etat l’occupent jusqu’à minuit. Alors, il rentre dans son cabinet, fait les notes et les apostilles qu’il croit à propos pour cette journée ensuite il prend un léger souper, passe une heure avec sa famille; et il est toujours deux ou trois heures du matin quand il se couche. Ainsi, ce prince, dans les vingt quatre heures, ne prend guère que six heures de repos.
Il ne boit jamais de vin de la Chine, ni aucune liqueur spiritueuse il ne mange que fort peu de viande. Un peu de poisson, de riz, de légumes des fruits quelques pâtisseries légères et du thé: voilà à peu près sa nourriture. »…
2) Le baron Jean-Baptiste de Montyon.
Lisons le baron Jean-Baptiste de Montyon, philanthrope et économiste (1733-1820), dans Exposé statistique du Tunkin, de la Cochinchine, du Camboge, du Tsiampa, du Laos et du Lac-Tho – Imprimerie de Vogel et Schulze, Londres, 1811. Volume II, pages 34 :
… « La France, dans la situation critique où elle se trouvait, pouvait craindre d’indisposer la Grande Bretagne, en prenant trop ouvertement part aux, affaires de la Cochinchine; et bientôt après, la révolution terrible qui survint en France, lui fit perdre l’Inde de vue. Cependant soit par une impulsion politique, soit par des vues d’intérêts particuliers, quelques officiers Français passèrent au service de Nguy-en-Chung [Nguyễn-Phước Chủng, un autre nom de Nguyên Anh], et disciplinèrent ses troupes; et quelques négocians Français lui vendirent des vaisseaux.
Les peuples étaient si fatigués de la guerre, que par épuisement, on resta quelque temps dans l’inaction des deux côtés: Mais Nguy-en-Chung tira parti de ce temps, pour faire fortifier quelques places suivant le procédé européen, et pour faire construire des vaisseaux sur le modèle des vaisseaux Français qu’il avait achetés. »…
Et encore J-B de Montyon, dans le Volume II [Exposé statistique du Tunkin, op.cit.], pages 51 et 52 :
« Quels que soient les torts et les fautes de Gia-long, quels que soient la crise des affaires et la situation de l’esprit public ; qu’on accorde plus ou moins de confiance à des plaintes, qui émanées des mécontens, sont suspectes d’exagération ; en contemplant l’ensemble de la vie de ce prince, et le résultat de son règne, il doit être placé au rang de ces êtres sublimes, qui illustrent l’espèce humaine, ont droit à l’admiration des nations, et à la reconnaissance de leur patrie. Aussi supérieur à ses sujets par son génie que par son rang, il a rempli le devoir essentiel d’un souverain, celui d’être le guide, et le modèle des hommes qu’il gouverne; il a élevé leur caractère, et étendu leurs vues ;hardi dans ses conceptions, méthodique clans ses combinaisons ; il connaît les élémens de tous les arts que le gouvernement doit mettre en oeuvre. Il est le meilleur tacticien, le meilleur ingénieur, le meilleur constructeur de navires, qui existe dans ses états *. La vie agitée qu’il a toujours menée ayant resserré la sphère de ses notions scientifiques, il sait du moins combien elles sont utiles, même dans l’art du gouvernement, par la rectitude qu’elles donnent au jugement : n’étant pas en état de lire les livres Chinois, il se les fait lire; et voulant appeler ses sujets à acquérir des connaissances qu’il n’a pas, il a établi des écoles publiques, où les pères sont obligés d’envoyer leurs enfans dès l’âge de quatre ans.
* Pour acquérir la connaissance de l’architecture navale, il n’a pas comme le Czar Pierre premier pris la hache, et ne s’est pas fait charpentier ; mais il a acheté un vaisseau de construction Européenne, et l’a fait dépecer et rassembler, pour connaître l’objet, la consistance, la force, la liaison de toutes ses parties. ».
3) Pierre-Marie Le Labousse.
Lisons le père Le Labousse qui était un proche, voire même un disciple de l’évêque d’Adran, et connaissait assez bien Nguyên Anh :
« … Les qualités de l’esprit ne le cèdent pas en lui à celle du cœur. Vif, pénétrant, droit, il saisit du premier coup d’œil les choses les plus compliquées. Une mémoire des plus heureuses lui fait tout retenir, comme une facilité naturelle lui fait tout imiter. Ses arsenaux et ses ports de guerre font l’admiration des étrangers et feraient son éloge aux yeux de toute l’Europe si l’Europe pouvait en être témoin. D’un côté, on voit fusils, canons de tout modèle, pièces de compagnie, affûts, boulets, etc., dont la plupart ne cède qu’en beauté au premier modèle. De l’autre, des galères sans nombre, des vaisseaux de toute grandeur, de toute forme, dont la solidité est faite pour imposer. Tout cela est l’ouvrage de ce prince, aussi actif qu’industrieux, aidé toujours des officiers français, car les arts et métiers dans ces pays sont encore à mille lieues de la perfection où ils sont en Europe…
… Il a des connaissances sur tout et de l’aptitude pour tout… Il est extrêmement laborieux. La nuit, il dort peu et lit beaucoup. Il est curieux et aime à s’instruire. Il a dans son palais plusieurs ouvrages qui traitent de construction, de fortification. Il les feuillette constamment pour en voir les plans et tâcher de les imiter, sans qu’il puisse lire l’explication en français qu’il n’entend pas. Tous les jours, il fait de nouveau progrès. C’est le plus grand Roi qu’il y ait eu jusqu’ici en Cochinchine… ». [(Arch. Miss. Etrang., vol. 746, p. 869. Recueil de l’Evêché de Saïgon, p. 131-135. Texte inédit.). Reproduit par Georges Taboulet dans La Geste Fançaise en Indochine, op. cit., page 268].
4) Chroniques véridiques.
Les Annales de Gia Long [tome 1, page 231] ont consacré tout juste 2 phrases pour décrire les qualités de Nguyên Anh, dans les mêmes termes que ceux des auteurs européens :
« Vua chăm làm mọi việc, suốt ngày không lúc nào rỗi. Sai Thị thư viện sung chức Khởi cư chú, phàm vua làm công việc gì đều chép hết ».
(Sa Majesté passait toute la journée à travailler et à s’occuper minutieusement de toutes les affaires sans avoir un instant de répit. Il ordonna à son secrétaire particulier de cumuler la fonction de scribe afin de noter tous les faits de Sa Majesté). [Traduit par moi-même].
5) Sử Ký Đại Nam Việt (Histoire du Dai Nam Viêt-Grand Viêt du Sud).
C’est un petit livre d’histoire de style et de tournure très simples caractéristiques des gens du Sud dont on ne connaît pas les auteurs. Ce livre décrit aussi les qualités de Nguyên Anh dans les mêmes termes que ceux des auteurs précités. Ce recueil, en outre, raconte le courage exceptionnel de Nguyên Anh dans les batailles. En voici un exemple à la bataille de Long Hô, province de Vinh Long, en Janvier 1778, première bataille gagnée par Nguyên Anh sur les Tây Son, alors qu’il n’avait tout juste que seize ans :
«… Vậy ông Nguyễn Ánh làm tướng cai quân, và ban đêm, thình lình, thì xông vào đánh quân Tây Sơn…Trong trận nầy, ông Nguyễn Ánh đã làm tướng rất khôn ngoan và gan (sic) đảm lắm, vì cũng đánh như lính; dầu xung quanh người chết gần hết, song ông ấy chẳng phải nao. Khi đã tàn trận, mà thấy ông ấy những máu dầm dề cả mình, mà chẳng bị vết tích gì, thì ai ai đều kể là phép lạ. Những tàu quân Tây Sơn ở trong Long Hồ thì ông Nguyễn Ánh lấy được hết ». [Sử Ký Đại Nam Việt. 4e Réédition. Imprimerie de la Mission. Tân Dinh, Saigon, 1903, page 19].
(… Ayant pris le commandement des troupes, Nguyên Anh à la tombée de la nuit attaqua par surprise les Tây Son… Dans cette bataille, son comportement révélait les grandes qualités d’un chef militaire, celles de l’habilité et du courage ; car il se battit comme un simple soldat et ne fut nullement troublé par les pertes sévères des troupes. Lorsque le combat prit fin, son corps était couvert de sang mais vierge de blessure. Tous convenaient qu’il s’agissait d’un miracle. Tous les vaisseaux des Tây Son qui se trouvaient à Long Hô tombèrent aux mains de Nguyên Anh). [Traduit par moi-même].
6) Lettre de remerciement de Nguyên Anh à Louis XVI.
En apprenant que Louis XVI avait ordonné au gouverneur de Pondichéry de ne plus appliquer le traité de Versailles de 1787, signé par le comte de Montmorin et par l’évêque d’Adran agissant de sa propre initiative [Voir Mémoire en faveur d’un établissement en Cochinchine. Taboulet. La Geste Française en Indochine., op.cit., tome I, page 181] et au nom du roi de la Cochinchine, Nguyên Anh fut soulagé, voire même heureux, car le traité était très défavorable à son royaume. Il écrivit une lettre de remerciement au roi de France :
« Moi, Nguyen Anh, roi de la Cochinchine, ai l’honneur de faire savoir à très haut et très puissant prince, le roi de France…
…Quant aux secours demandés à Votre Majesté, quoique je ne les aie pas reçus, j’en suis entièrement consolé quand je pense que Votre Majesté n’y a eu aucune part et que ce n’a été la faute que de son Commandant dans l’Inde. Je n’exprimerais jamais les vifs sentiments de reconnaissance dont je suis pénétré pour la bonté qu’a eue Votre Majesté de me renvoyer le Prince mon fils, et, en réunissant le père et l’enfant, d’avoir, comme on dit, remis dans l’eau un poisson qui en était sorti. L’éloignement, quelque immense qu’il puisse être, ne pourra jamais me faire oublier de si grands bienfaits.
Quant à mes forces présentes, j’ai une armée assez considérable, tant de terre que de mer, et j’ai même les munitions de guerre et de bouche, qui peuvent m’être nécessaires pour l’opération qui me reste à faire. Je n’oserais plus avoir l’indiscrétion de demander les troupes de Votre Majesté…
La 50e année de Canh Hung, le 17e jour de la 12e lune.» [Voir Taboulet, La Geste Française en Indochine, op.cit., tome I, page 215].
Cette lettre montre toute la capacité militaire et la puissance stratégique de Nguyên Anh à ce moment de l’histoire.
Le grand historien Charles Maybon, professeur de Chinois et fondateur de l’Ecole Municipale Française à Shanghai, en 1911 et le père Léopold Cadière, un érudit, co-fondateur de l’Association des Amis du Vieux Huê, rédacteur en chef de ses bulletins et membre de l’EFEO en 1918, ainsi que beaucoup d’autres auteurs (comme Alexis Faure, André Salles, Henri Cosserat…) ont tendu des pièges aux lecteurs sur les questions de la Cochinchine, ou plutôt ils suivaient le fameux principe religieux « il faut croire avant de comprendre ». Ils cherchaient à tout prix et seulement dans cette direction, à démontrer que l’unification du pays par Nguyên Anh était due aux exploits des « Français au service de Gia Long ». Mais l’Histoire est une Science, une science humaine certes, mais malgré tout une Science et la Science nous demande « de comprendre avant de croire ».
Ces duperies, qui sont répétées, développées et amplifiées par certains historiens et auteurs coloniaux français, proviennent principalement de l’historien Charles Maybon et du père Léopold Cadière, l’un et l’autre grands chercheurs historiens et, comme tels renommés et donc respectés et écoutés par la plupart de leurs lecteurs.
J’avais une foi presque absolue au père Léopold Cadière. Mais après avoir lu l’œuvre de monsieur Nguyễn Quốc Trị et vérifié moi-même les pièges cités dans son ouvrage, j’ai, avec un grand regret, un autre regard sur le père Cadière.
Il y a une quinzaine de Français qui sont « au service de Gia Long ». Monsieur H. Cosserat en nomme 17 [Cosserat. BAVH, tome III, 1917, pages 165-206], le père L. Cadière, 16 dans le chapitre « Leurs Noms, Titres et Appellation annamites » [Cadière. BAVH, tome I, 1920, pages 137-176]. Mais dans ces listes, se trouvaient des personnes qui n’avaient pas de « diplôme » (ordonnance de nomination, avec leur grade et leur titre de noblesse), comme Michel-Đức Chaigneau, fils de Jean-Baptiste Chaigneau, né en 1801 à Huê, les 2 prêtres espagnols et un commerçant. La plupart d’entre eux ne sont pas restés longtemps en Cochinchine (de 2 à 3 ans maximum). Je pense que s’il y avait une femme ou un enfant qui était « au service de Gia Long », alors cette personne n’aurait pas pu échapper à la recherche systématique des messieurs Cosserat et Cadière. Vers 1802, il en restait 6, y compris Olivier de Puymanel, mort au mois de mars 1799 à Malacca, lors d’une mission d’achat d’armes à Singapour, et l’évêque d’Adran, décédé au mois d’octobre 1799 à Bình Định. Les 4 restants étaient Laurent Barisy/Barizi (Barisy fut élevé au grade de Cai Cơ, 3e rang, 1ère classe, équivalent au grade de Lieutenant-Colonel/Colonel, au mois de Mars 1800, il avait reçu le don d’un lougre « Le Pélican », lors de sa demande de se retirer en 1801), Jean-Baptiste Chaigneau, Godefroy de Forçanz/Forçant et Philippe Vannier (les 3 derniers furent élevés au grade Chương Cơ, 2e rang, 2e classe, équivalent au grade de Colonel/Général de Brigade d’aujourd’hui, en 1802, en gardant toujours leur titre de noblesse « Marquis », lors de la valorisation générale des troupes, après la reconquête et la pacification de la Capitale Phú Xuân.). Sauf l’évêque et peut-être Laurent Barisy (2e Lieutenant à bord d’un caboteur de commerce) [Voir plus haut. Paragraphe Brevets au long cours et Brevets de cabotage], les autres étaient tous issus des marins volontaires de 3e, 2e ou de 1ère classe congédiés ou déserteurs de la Marine Royale.
J’ai toujours un grand respect pour les militaires, même s’ils ne sont que des soldats de 2e ou de 1ère Classe, car ce sont eux qui sont en première ligne pour défendre la Nation. Leur bravoure n’a rien à envier à celle des officiers, mais je dois citer leurs grades, car l’histoire m’y oblige.
Notons aussi que ces Français furent tous affectés à des fonctions de subalternes Ils avaient sous leurs ordres un ou deux Đội, soit une centaine de soldats, au maximum, ou l’équipage d’un seul vaisseau sous leur commandement, même quand ils furent élevés à de hauts grades, comme Chưởng Cơ (2e rang, 2e classe, équivalent au grade de Colonel/Général de Brigade d’aujourd’hui).
Lisons le père Léopold Cadière dans BAVH, tome I, 1920, page 149 :
« Chaigneau, avant 1802, était Cai-Cơ, 該奇, «Commandant de régiment». En 1802, Gia-Long le promut Chưởng-Cơ, 掌奇, « Général de régiment ». L’armée annamite était divisée en «compagnies »,隊 (Đội), commandées par un Đội-Trưởng, 隊長, «Premier de la compagnie», et par un Cai-Đội, «Commandant de compagnie», ce dernier supérieur au premier. Nous verrons plus loin qu’il y avait aussi des Phó-Cai-Đội, des «Commandants de compagnie en second». Plusieurs compagnies formaient un « régiment », Cơ 奇. Un régiment était commandé par un Cai-Cơ 該奇 (3e rang, 1ère classe), «Commandant de régiment» et par un Chưởng–Cơ, 掌奇 (2e rang, 2e classe) que je traduis par «Général de régiment», supérieur au premier. Je ne sais si un « Général de régiment » commandant à un seul régiment ou à plusieurs****. Mais c’est la première hypothèse qui paraît la plus probable, car nous avons vu, dans le brevet de Chaigneau, que cet officier, après avoir été nommé «Général de régiment», ne commandait cependant que deux compagnies, la première et la seconde des Kiên-Thủy堅水».
Et à la page 149 du BAVH, tome II, 1922, pour Philippe Vannier, Chưởng Cơ, commandant du Phénix-Volant :
« Une seule compagnie, celle des Tiệp-Thủy 捷水, était affectée au Phénix-Volant. Le Document suivant nous apprendra que le Dragon- Volant, le bateau commandé par Chaigenau, était monté par deux compagnies, « la première et la seconde des Kien-Thuy ».
****Un Đội Trưởng commandait un Thập 什, un Cai Đôi commandait 5 Thập de 50 hommes (compagnie, d’après Cadière), comme l’on a vu plus haut. Un Cai Cơ commandait un Cơ 奇 ou un Hiệu 校 de 250 hommes (régiment, d’après Cadière) et un Chưởng Cơ commandait un Vệ 衛 composé de 5 Hiệu [Annales de Gia Long, tome 1, page 233].
Nguyên Anh ne voulait pas confier des troupes importantes aux étrangers.
Les contre-vérités, les duperies s’étendent à tous les « Français au service de Gia long », en particulier à l’évêque d’Adran. Je ne tiens pas à m’attarder sur chacun d’eux sans quoi cet article serait trop alourdi et surtout ce n’est pas le sujet de ces pages. J’espère que dans un proche avenir je pourrai y revenir et si l’occasion se présentait je me consacrerais volontiers à cette tâche.
Simplement une petite poignée d’aventuriers français pouvait-elle unifier le pays à la place de Nguyên Anh comme le prétendaient les historiens et auteurs coloniaux ?…
Dans le « Nouveau Petit Larousse 1968 », à la page 1369, on lit :
« Gia-Long, né à Huê (1762-1820), empereur d’Annam (1802-1820), de son premier nom Nguyên Anh. Il fit la conquête de son Etat avec l’aide de la France (?) et fonda la dynastie des Nguyên ».
Et maintenant, si l’on employait le même langage que ces messieurs en disant : « C’est grâce à l’intelligence et au talent exceptionnels de Nguyên Anh, que les marins de 2e et 1ère classe, congédiés, déserteurs de la Marine furent bien formés par lui, pour devenir de Grands Amiraux et de Grands Ingénieurs, de Grands Bâtisseurs » ?
On ne peut pas déformer l’Histoire avec un grand H, car Elle est neutre et ne trahit personne !
La France glorieuse que j’aime et dont je fais partie, avec sa brillante culture et ses illustres enfants de renom international, respectés du monde entier, n’a pas besoin de ces contre-vérités historiques pour se valoriser.
Nguyễn Vĩnh-Tráng
Eté 2017.
125 062 017 nvt*ttl*.
Portrait de Nguyên Anh, imaginé par un dessinateur inconnu.
[Portrait tiré de : Nguyễn Ánh Phiêu Lưu Ký]
Références bibliographiques :
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– Barrow John. Voyage à la Cochinchine, par les îles de Madère, de Ténériffe et du Cap Vert, Le Brésil et l’Ile de Java. (Traduit de l’Anglais, avec des notes et additions par Malte-Brun). 2e Tome. Editeur Arthus-Bertrand. Paris, 1807.
– Cadière Léopold. Documents Relatifs à l’époque de Gia-Long, Bulletin de l’Ecole française d’Extrême-Orient, BEFEO. Tome 12. Paris, 1912.
– Cadière Léopold, Cosserat Henri, Salles André, Sogny Léon. Bulletin des Amis du Vieux Huê, BAVH 1914, 1917, 1920, 1926, 1934, 1939.
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– Launay Adrien, Histoire de la mission de Cochinchine. Documents historiques 1771-1823. Editeur C. Douniol et Retaux, Paris, 1925, réédité par Les Indes Savantes (Missions Etrangères de Paris). Volume 3. Paris, 2000.
– Louvet Louis-Eugène. La Cochinchine Religieuse, tome I. Editeur Ernest Leroux. Paris, 1885.
– Maybon Charles B. Histoire Moderne du Pays d’Annam (1592-1820). Librairie Plon. Paris, 1919.
– Maybon Charles B. La Relation sur le Tonkin et la Cochinchine de M. de La Bissachère, missionnaire français (1807). Librairie ancienne Honoré Champion. Paris, 1920.
– Monnier Marcel. Le tour d’Asie, Cochinchine, Annam, Tonkin. Librairie Plon. Paris, 1899.
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