Sexe, morale et vache folle : le dalaï-lama parle
En janvier, 20 000 personnes trouvaient la mort lors du tremblement de terre au Gujerat, qui avait été prophétisé par le dalaï-lama (…)
Le Point : Votre Sainteté, est-ce que ce terrible tremblement de terre est de mauvais augure pour l’Inde ?
Le dalaï-lama : Je ne sais pas, mais c’est certainement le résultat d’un mauvais karma. Il n’y a pas de souffrances injustes, il n’est même pas de souffrance inutile… Ce monde serait extrêmement cruel et absurde si chaque souffrance n’était pas la conséquence d’un karma passé. Mais pour appréhender ce phénomène inéluctable, vous devez croire en la réincarnation, sinon vous ne pouvez admettre que cet enfant innocent ou cette jeune femme qui n’a jamais fait de mal à personne puissent tant souffrir. Toute action commise porte ses conséquences. Aujourd’hui et demain, dans cette vie ou dans une autre. Ce concept est valable pour un individu aussi bien que pour un groupe ou une nation.
Le Point : Avez-vous entendu parler de la « vache folle » ?
Le dalaï-lama : Oui, bien sûr… Quelle horreur ! Faire manger des aliments à base animale à des bêtes que la Nature a faites végétariennes ! Vous savez, nous sommes nés de la Nature, nous faisons partie de la Nature et la Nature nous fournit tout ce dont nous avons besoin. Comment la remercions-nous ? Non seulement nous l’exploitons au maximum de ses possibilités, sans rien lui donner en retour, mais nous essayons de modifier l’ordre naturel. Ce faisant, nous nous exposons à de graves conséquences, que ce soit au niveau végétal, animal ou même humain. Ne touchez pas à la Nature !
Le Point : Vous êtes donc contre le clonage ?
Le dalaï-lama : Oui, absolument… Ce que la Nature a créé est parfait et vous n’avez pas le droit d’y toucher.
Le Point : 40 % des Allemands auraient arrêté de manger de la viande rouge. Qu’en pensez-vous ?
Le dalaï-lama : Nous ne pouvons aller vers un monde meilleur que si nous arrêtons de tuer les animaux. Et, d’un point de vue hygiénique, il vaut mieux éviter de manger de la viande.
Le Point : Le mois dernier, vous étiez à la conférence internationale de la « Bhagavad-Gita » (Bible de l’hindouisme). Savez-vous que la « Gita » affirme que la violence peut être justifiée lorsque vous devez défendre vos femmes, vos enfants, vos frontières, votre culture ?
Le dalaï-lama : Oui, mais nous différons de l’hindouisme. D’un point de vue bouddhiste, c’est la motivation de votre violence qui compte. Vous connaissez l’histoire de la réincarnation précédente du Bouddha : il se trouvait sur un bateau avec cinq cents autres personnes. L’une d’entre elles était un meurtrier qui avait l’intention de tuer les 499 autres passagers afin de s’approprier leur argent. Il essaya de convaincre le malfaiteur de renoncer à ses desseins, mais sans succès. « Que faire ? se demanda alors l’avatar du Bouddha. Si je le tue, je sauve les 499 passagers, mais je m’expose à un karma d’assassin dont je devrai payer les conséquences dans d’autres vies ; si je ne le tue pas, il va prendre la vie des mes frères et soeurs sur ce bateau. » Finalement, il sacrifia son karma et tua le meurtrier, car il estima que non seulement il sauvait la vie de 499 personnes, mais il préservait aussi le criminel du karma de tuer tant d’innocents ! Et, son action étant vertueuse, non seulement elle effaçait les conséquences de sa violence, mais elle lui apportait aussi un bon karma…
Le Point : D’après votre raisonnement, la bombe atomique serait justifiée…
Le dalaï-lama : C’est bien plus compliqué. Les conséquences d’une guerre atomique sont si terribles qu’il est difficile de justifier la bombe, même si elle est utilisée avec une bonne motivation. Maintenant, je comprends les préoccupations des Indiens : vous avez les cinq Grands, qui exigent de l’Inde qu’elle n’ait pas d’armes nucléaires, mais qui se préservent le droit d’en avoir. C’est injuste et dangereux. Les Indiens doivent faire face à deux menaces atomiques venant de l’ouest et de l’est (Pakistan et Chine).
Le Point : Est-ce que l’avortement est aussi violence ?
Le dalaï-lama : Tout à fait, et il vaut mieux l’éviter. Par contre, je suis pour les méthodes de contrôle des naissances : la pilule ou le préservatif [il couvre son index d’un pan de sa robe rouge et éclate de rire] !
Le Point : Que pensez-vous de l’homosexualité ?
Le dalaï-lama : Cela fait partie de ce que nous, les bouddhistes, appelons « une mauvaise conduite sexuelle ». Les organes sexuels ont été créés pour la reproduction entre l’élément masculin et l’élément féminin et tout ce qui en dévie n’est pas acceptable d’un point de vue bouddhiste [il énumère des doigts] : entre un homme et un homme, une femme et une autre femme, dans la bouche, l’anus, ou même en utilisant la main [il mime le geste de la masturbation].
Le Point : Vous êtes aussi contre les conversions religieuses ?
Le dalaï-lama : Absolument ! Vous les chrétiens pratiquez cet usage complètement démodé et dépassé qu’est celui du prosélytisme. En Mongolie, par exemple, les missionnaires chrétiens ont converti des milliers des nôtres qui autrefois pratiquaient le bouddhisme tibétain ; de la même manière, les Chinois encouragent vos prêtres à convertir les miens au Tibet ; en Inde de l’Est, les missionnaires américains utilisent des arguments économiques pour convertir les pauvres tribus des montagnes, les coupant ainsi de leurs racines, de leur culture et de leur mode de vie ancestral. Ce n’est pas juste : le monde devient de plus en plus ouvert, les frontières sont abolies par les progrès techniques, et que faites-vous ? Vous pratiquez la conversion, qui est une sorte de guerre contre les peuples et les cultures qui ne ressemblent pas aux vôtres. Ce n’est pas cela, le message du Christ !
Le Point : Votre Sainteté, savez-vous que 1 million de Français s’intéressent de près au bouddhisme ?
Le dalaï-lama : Tiens, on m’avait dit 5 millions (le dalaï-lama rit) ! Je vais vous répondre de deux façons : d’une manière positive, les Français ont une intelligence extrêmement inquisitrice – je me rappelle d’ailleurs, la première fois que je suis venu à Paris, je crois que c’était en 1973, que j’ai été étonné par la qualité, presque philosophique, des questions des journalistes français ; par contre, je trouve que le bouddhisme tibétain est devenu une sorte de mode en France et que les Français changent facilement d’opinion – et cela, je suis contre -, car cela veut dire que votre propre philosophie religieuse n’est plus très bien ancrée dans votre culture, d’où le fait que le bouddhisme se répande si facilement.
Le Point : Y a-t-il donc une mode bouddhiste ?
Le dalaï-lama : Il me semble que oui ! Et je suis contre la « mode » bouddhiste. De plus, je crois que les Français, qui sont de culture et d’atavisme chrétiens, devraient rester chrétiens. Il vaut mieux vous en tenir à vos valeurs traditionnelles. Ce n’est que si, après avoir mûrement et longuement réfléchi, vous estimez que le bouddhisme peut vous apporter un plus par rapport à la chrétienté que vous pouvez devenir bouddhiste.
Le Point : Le pape ne travaille-t-il pas énormément pour endiguer un certain déclin du catholicisme?
Le dalaï-lama : Oui, et c’est très bien ; d’ailleurs, je trouve que le pape est quelqu’un de formidable, un maître spirituel qui est sincèrement concerné par les problèmes qui affectent le monde aujourd’hui. Par contre, encore une fois, je ne peux être d’accord avec son appel à « l’Asie, terre d’évangélisation du IIIe millénaire » : ce n’est pas parce que les gens vont moins à l’église en Occident et que l’on y trouve moins de vocations qu’il faut aller convertir les pauvres en Orient et chercher des prêtres et des bonnes soeurs en Inde [bon nombre de missionnaires et soeurs catholiques, en Afrique par exemple, sont originaires du Kerala ou du Tamil Nadu]. Le pape ferait mieux de s’occuper du bien-être spirituel des chrétiens chez vous : il y a une vraie crise spirituelle en Occident, qui réclame des remèdes sérieux.
Le Point : Pourtant, le christianisme et le bouddhisme ne partagent-ils pas certaines valeurs ?
Le dalaï-lama : Tout à fait : la même philosophie d’amour du prochain, l’aspiration à élever l’être humain au-dessus de ses vices, la compassion et le pardon… Toutes les grandes religions ont le même but. Maintenant, il est vrai que le bouddhisme diffère quelque peu de la chrétienté : nous croyons en un nombre infini de vies – et vous pensez qu’il n’y en a qu’une seule. Vous estimez qu’il y a un Créateur – et nous, non. Vous croyez au libre arbitre – et nous ne jurons que par le karma…
Le Point : Quels sont les hommes politiques que vous admirez le plus au monde ?
Le dalaï-lama : Gorbatchev, sans aucun doute : il a osé s’attaquer seul à tout un système que l’on croyait inébranlable – je sais que l’Histoire retiendra son nom, même s’il a été éclipsé par Eltsine ; Vaclav Havel : ouvert, spiritualiste, démocratique, non violent dans son esprit ; Jimmy Carter : il n’avait l’air de rien, mais il a été très actif et a joué un rôle de médiateur dans de nombreux conflits ; Mao Tsé-toung… [le dalaï-lama sourit] : cela vous étonne ? Mais au début de son règne, c’était un grand leader révolutionnaire, qui a sorti la Chine de la misère et du Moyen Age, avant de devenir un monstrueux boucher.
Le Point : Quand espérez-vous revenir au Tibet ?
Le dalaï-lama : C’est difficile à dire aujourd’hui. Des contacts viennent d’être repris avec les Chinois par l’intermédiaire de mon frère, mais les Chinois sont passés maîtres dans l’art de dire une chose tout en faisant exactement le contraire. Pourtant, dans les premières années, de 1954 à 1959, j’avais eu sincèrement l’impression que le Tibet pourrait bénéficier du socialisme cher à Mao et que nous pourrions nous entendre. Mais, à partir de 1957, les Chinois ont durci leur position vis-à-vis du Tibet – et cela a mené au soulèvement tibétain de 1959, qui a été écrasé dans le sang.
Le Point : Doutez-vous quelquefois ?
Le dalaï-lama : Oui, bien sûr, dans tous les domaines – mais jamais sur le bien-fondé du bouddhisme : les quatre nobles vérités, la non-violence, la compassion. Par contre, je ne suis pas sûr qu’il y a eu dix mille bouddhas [et il part d’un rire tonitruant] !
Le Point : Quel rôle les femmes vont-elles jouer en ce XXIe siècle ?
Le dalaï-lama : Elles vont jouer un rôle de plus en plus important. Le féminisme militant a aussi son importance, car il produit des révolutions : au Tibet, par exemple, où la femme a subi une certaine discrimination pendant des siècles. Cependant, certaines des réincarnations de nos plus hauts lamas ont été des femmes, et je dirai que la condition de la femme tibétaine est peut-être meilleure que celle de sa soeur chinoise.
Le Point : Quelles femmes admirez-vous le plus ?
Le dalaï-lama : Golda Meir, Indira Gandhi, Mme Bandaranaike [ancien Premier ministre de Sri Lanka]. Et puis Mme Mitterrand, c’est une femme formidable, vous avez de la chance, vous, les Français !
Le Point : Quel rôle un Tibet libre pourra-t-il jouer en Asie ?
Le dalaï-lama : Deux rôles : un Tibet démilitarisé et dénucléarisé pourra faire tampon entre les deux géants de l’Asie, l’Inde et la Chine, qui sont depuis leur indépendance en position de confrontation ; et, deuxièmement, tous les grands fleuves d’Asie trouvent leur source au Tibet : le Brahmapoutre, le Yang-tse, le Mékong, l’Indus, le Sutlej, ces fleuves ont été pollués par les Chinois, et nous voudrions leur rendre leur pureté. Le Tibet jouera donc un rôle à la fois politique et écologique dans le monde
Le Point : Une dernière question, Votre Sainteté : quelles nouvelles du dix-septième karma-pa* ?
Le dalaï-lama : Le gouvernement indien ne lui a toujours pas permis de rejoindre le monastère de Rumtek [siège traditionnel des karma-pas, dans l’Etat himalayen du Sikkim, revendiqué par les Chinois – aussi les Indiens ne laissent-ils pas le karma-pa aller au Sikkim, de peur d’offenser Pékin]. Pourtant, c’est bien la vraie réincarnation du dernier karma-pa. C’est un jeune moine sincère, plein de bonne volonté, et nous sommes en train de l’éduquer avec le plus grand soin. Le gouvernement indien devrait lui faire confiance, sinon il risque de grandir avec un certain ressentiment contre eux.
Le Point : Va-t-il vous succéder ?
Le dalaï-lama éclate de rire et appuie sur le bouton « Arrêt » de l’enregistreur, en disant : « Stop » !
* Urgen Trinley Dorjee, 15 ans, serait la réincarnation du seizième karma-pa. Il fut retrouvé en 1992, dans une famille de nomades au Tibet, par une équipe de moines envoyés par le dalaï-lama. Capturé par les Chinois, qui voient eux aussi en lui la réincarnation du Karma-pa, le jeune homme est parvenu à s’enfuir et a rejoint à pied le monastère de Dharamsala.
François Gautier
Le Point.fr – Publié le 23/03/2001