Coma Berenices (Vue de la constellation)
Par pur hasard ou désigné par un mystérieux destin le chemin de ma vie a croisé celui d’une très belle jeune femme à la chevelure dorée. Quand elle me dit qu’elle s’appelle Bérénice j’ai eu un grand choc au cœur car je connais l’origine de ce prénom depuis mon enfance.
Ptolémée III épousa Bérénice II
Je me souviens de lui avoir demandé si elle connaissait l’histoire de l’Egypte antique. Elle me répond avec un sourire :
– Oui ! Je connais.
– Et connaissez-vous les reines Bérénice ?
Son sourire devient énigmatique quand elle me répond d’une voix douce :
– Oui ! Je les connais bien puisque mon prénom est Bérénice.
– Et la chevelure de Bérénice, connaissez-vous son histoire ?
– Oui ! Elle est accrochée au ciel. Vous pouvez l’observer cette constellation d’étoiles dans le nord du ciel près de la Grande Ourse.
Je revois assez souvent Bérénice et un jour je lui demande :
– Voudriez-vous bien quand vous serez disponible vous promener en ma compagnie sur les berges de la Seine ?
Toujours en souriant elle me dit oui. Sa réponse me comble de joie et d’émotion. C’est compréhensif. Elle est une très belle jeune femme et quand elle met du rouge aux lèvres et du noir autour de ses grands yeux, elle est encore plus resplendissante exerçant sur mon imagination une séduction étrange, comme celle qu’on éprouve devant une reine qui n’existe que dans les contes des mille et une nuits.
J’imagine déjà vivre un rêve impossible lorsque j’aurai le privilège de montrer à Bérénice, la reine réincarnée la beauté de la Seine.
Cependant je me demande si je ne devrais pas lui raconter mon secret, celui de l’histoire de ma vie.
Je descends d’une famille de grands commerçants. Mon ancêtre, il y a vingt trois siècles participait aux caravanes allant de la capitale Chang’An à l’extrême Est de la Chine jusqu’à la Méditerranée en Europe en contournant le désert du Taklamakan pour rejoindre la Perse, La Syrie et la ville d’Antioche.
Ces caravanes transportaient toutes sortes de marchandises, des pierres précieuses, des métaux, du corail, des épices, de l’ivoire, du santal, des étoffes de laine, de lin. Mais surtout de la soie qui était uniquement produite en Chine appelée à cette époque le pays Sères, le pays soyeux.
La soie était la valeur-or. Son poids avait le même prix que celui de l’or pur. Et l’empereur punissait de mort ceux qui divulguaient le secret de sa fabrication.
Mon ancêtre avait le privilège de présenter les plus rares et les plus belles réalisations en soie de la Chine à la reine Bérénice II d’Egypte. Il avait fait ce voyage exceptionnel d’Antioche jusqu’à la cour du pharaon dans ce but.
Il observait le palais, notait la richesse et le luxe qui l’entouraient. Il remarquait que les servantes de la reine étaient nues et qu’elle même était vêtue d’une longue tunique blanche avec des épaulettes laissant voir ses bras et ses épaules. Elle portait des bracelets en or aux bras, à la cheville, aux poignets et un grand collier en or incrusté de multiples pierres précieuses au cou. Elle était chaussée de sandales en cuir. Ses cheveux aux boucles d’or ondulées étaient retenus par un bandeau en or tissé fin.
Devant lui elle essayait les habits et les voiles en soie.
Lui, immobile dans une posture respectueuse et attentive il observait les traits du visage de la reine. Elle avait de grands yeux tirés en amande par le dessin très marqué et allongé d’une matière noire comme la terre alluviale du Nil mélangée avec de l’huile nommée Khol. Ses lèvres étaient teintées de rouge couleur de la poudre d’ocres.
Un autre trait de couleur verte dessiné au-dessous des yeux leur donnait un regard plus brillant et plus profond encore.
La reine lui dit qu’elle aimait tous les habits et les voiles présentés mais qu’elle voudrait d’autres dessins que des fleurs sur ces voiles.
– Que souhaitez-vous Reine comme dessins ?
– Des dessins d’animaux. Nous aimons les animaux. Certains sont sacrés. Je ne mange pas la viande de ces êtres vivants.
– Reine ! La prochaine fois que je viendrai en occident je vous l’apporterai en offrande ce voile que je concevrai avec l’image des animaux. Je vous le promets. Dès que je serai de retour dans mon pays je penserai à créer un voile uniquement pour vous comme vous venez d’exprimer votre désir. Je vous le promets sur l’honneur du caravanier que je suis du pays de Sères et sur l’honneur de toute ma famille. Notre parole est sacrée. Une promesse pour nous, c’est aussi fort et aussi solide qu’un roc enraciné dans la terre. Je vous prie de croire, Reine d’Egypte que désormais ma primordiale préoccupation c’est celle de réaliser ce voile de soie.
– Quand pourrez-vous, étranger me l’apporter ce précieux objet de votre création ?
Puis la reine ordonna à sa servante de lui donner un sac de pièces d’or frappées à son effigie.
Mon ancêtre en prit une, remercia la reine en disant qu’il avait bien précisé que ce serait une offrande personnelle et qu’il avait pris la pièce d’or non pour sa valeur d’or mais seulement pour conserver l’image de la reine qui serait toujours la plus précieuse de son trésor, celui de son cœur.
Notre caravane, dit-il comporte plus de deux cents chameaux sans compter les chevaux, les ânes. Nous mettrons six mois ou un an pour retourner chez nous qui est séparé du vôtre de plus de deux mille lieues. Dans les meilleures des circonstances, Reine, j’aurai l’honneur de me présenter à nouveau devant vous au milieu de l’été dans deux ans.
Mon ancêtre qui faisait un récit détaillé de ses voyages en occident et en Egypte avait noté que la reine qui lui avait fait la plus grande impression par sa beauté et son autorité lui avait dit avant son congé :
– Partez en paix, étranger! Ma pensée vous suivra sur votre chemin. Retournez bien dans votre pays ! Je vous attendrai en été dans deux ans.
J’espère que le voile que vous m’offrirez sera le plus proche de mon souhait et qu’il sera le plus beau comparé à tous ceux que j’ai pu voir jusqu’à ce jour. Si tel est le cas, votre talent et votre travail seront récompensés à leur juste valeur. Je vous en donne ma parole de reine.
– Oui ! Reine ! Je vous le promets encore une dernière fois. Je consacrerai toute mon énergie, ma créativité, mon esprit et mon âme pour créer ce voile. Il aura le dessin d’un animal. Il représentera votre beauté et sera le symbole de la vie.
Il voulait reprendre la route du nord pour rentrer au plus vite au pays. Mais il reçut l’ordre de l’empereur de suivre l’itinéraire du sud en traversant la Perse, l’empire turc, le Pakistan, l’Inde.
Mon ancêtre notait que les montagnes de l’Asie centrale avaient des cols très hauts avec de la neige qui constituaient des obstacles sauvages et parfois mortels. Le froid, la neige, la glace étaient comme une meute de loups invisibles mais tenaces qui vous grignotaient les orteils, les pieds, les doigts et les mains.
Sur le chemin il y eut des attaques de bandits avec des pertes en biens matériaux et des pertes en vies humaines. Il y eut aussi nombre de disparus. Ceux là ne reviendront jamais au pays étant devenus des esclaves travaillant pour rien et devant enseigner à leurs nouveaux maîtres tout leur savoir faire artisanal traditionnel en métallurgie, orfèvrerie, joaillerie. Le transfert des techniques, du savoir faire se faisait par le vol, la violence, les rafles, les enlèvements.
Il notait tous ces faits, ces aventures sur son carnet de voyage fait de papier noble de bambou, une autre invention de la Chine.
La seule chose qu’il gardait en secret. C’était sa profonde douleur de savoir maintenant avec certitude qu’il ne pouvait en aucune façon honorer sa promesse de se rendre à temps à la cour de la reine Bérénice.
Finalement le voyage de son retour avait duré cinq ans. Cinq ans de souffrance, de reproches qu’il se faisait à lui-même, de tourment intérieur dont il ne pouvait en faire la confidence à personne.
Dans son pays les temps avaient changé. L’empereur était occupé par les nouvelles guerres contre les nomades barbares. Les caravanes provisoirement s’arrêtaient de reprendre la route des échanges commerciaux avec les pays de l’Ouest.
A mesure que le temps passait, il devait remplir ses devoirs familiaux, fonder une famille, avoir des enfants pour assurer la postérité.
Mais toujours il pensait au serment qu’il avait fait à la reine Bérénice, serment qu’il savait ne plus pouvoir respecter. Comment pouvait-il résoudre ce manquement à sa parole ?
Au soir de sa vie, par une nuit claire, il installa un autel dans son jardin, alluma des baguettes d’encens, se mit à genoux et regardant la constellation des étoiles de la Chevelure de Bérénice, il lui adressa ces paroles :
– Oh ! Reine d’Egypte. Reine de ma pensée ! J’implore votre pardon. J’ai manqué à ma parole. Je n’ai pas pu revenir vous apporter mon offrande comme j’avais juré sur mon honneur personnel et sur celui de ma famille de le faire sans faute.
Mais, nous les gens des caravanes du pays de Sères, nous n’avons qu’une parole. Ce que moi-même, humble mortel ne peut pas accomplir malgré mon plus ardent désir, ma postérité le fera. Vous qui êtes l’égale d’Isis, immortelle comme la déesse Vénus, vous comprenez ma détresse et mon espoir qu’un jour dans l’infini du temps à venir mon présent parviendra entre vos mains. Pendant toutes ces dernières années j’ai pu concevoir et réaliser un voile qui vous est destiné et qui je l’espère serait digne de représenter votre beauté légendaire et celle de la vie.
Désormais l’aîné de mes descendants aura le devoir de vous remettre mon offrande quand vous daignerez lui en donner l’opportunité.
Je sais que cela se passera ainsi puisque vous êtes l’égale des déesses et immortelles comme elles.
Ce jour là dans l’autre monde où je serai je me sentirai délivré de mon fardeau et enfin heureux d’avoir tenu ma promesse.
Depuis cette nuit des générations se sont succédé. Des bouleversements ont changé la face du monde. Les guerres, la folie des hommes, la misère ont poussé mes aïeux à migrer vers des terres nouvelles. Finalement ils ont trouvé refuge dans le sud, dans ce pays nommé An-Nam, le sud pacifié. Là, ils se sont installés sur une île au milieu du Fleuve Rouge.
L’île abrite un village, “le village du bonheur” (làng Phuc Xa ). Et naturellement ils y ont cultivé le mûrier pour nourrir les vers à soie. Et bien entendu ils ont continué à fabriquer la soie, le métier ancestral qu’ils ont hérité depuis la nuit des temps.
J’y suis né dans ce “village du bonheur”. J’ai été élevé et j’ai grandi en même temps que les vers à soie. Enfant c’est moi qui suis allé chaque matin cueillir les feuilles de mûrier pour les ramener à la ferme. Ces feuilles sont hachées, étalées sur un grand panier rond et plat où grouillent des centaines de vers à soie. Ils les dévorent avec délectation et avec un bruit continu d’appétit.
Toute mon enfance j’ai dormi à côté de l’atelier où sont installées des étagères de paniers de vers à soie. Au lieu des berceuses, des chansons que chantent les mamans, j’entends le bruit continu et vorace des vers à soie qu’on nourrit nuit et jour avec les feuilles de mûrier cueillies au matin par mes mains.
Puis encore une fois la guerre s’abat sur notre destin, nous obligeant à nous enfuir plus au sud du pays dont le nom devient Viêtnam qui signifie le pays du sud du peuple Viêt.
Mes parents sont désespérés. Nous habitons une petite maison sans jardin. Plus de plantation de mûriers. Fini l’élevage des vers à soie. Oublié le métier et le tissage de la soie !…
Et moi je deviens citoyen urbain. Je vais à l’école. J’apprends les langues étrangères, le français, l’anglais.
La guerre à nouveau nous rattrape. Cette fois-ci, c’est moi, le jour de ma majorité qui pars…seul.
La veille mon père me prend à part et me dit :
– Tu le sais bien. Nous ne travaillons plus la soie. Il reste un ultime devoir qui revient à toi d’accomplir. Tu dois conserver précieusement le voile de soie, œuvre de notre ancêtre, dédié à la reine Bérénice. Il nous a appris à le tisser à l’identique. Je l’ai moi-même réalisé le dernier exemplaire. C’est vraiment le dernier qui reste. Après, la promesse de notre ancêtre disparaîtra. Jamais plus elle ne sera accomplie.
– Et comment pourrai-je reconnaître la personne à qui est destiné ce voile ?
– Moi-même je ne le savais pas. Il faut te fier à ton instinct. Je crois même que quand le moment sera venu, cette personne se manifestera. Prends bien soin de cet objet sacré, il te protégera.
Voilà mon histoire liée à un passé deux fois millénaires. Je dois trouver une issue. Je dois croire en mon destin. Tant que je vis, je dois m’avancer sur ce chemin tracé par mon ancêtre et par la centaine de générations de notre lignée.
Je revois Bérénice. Elle me fixe un rendez-vous comme elle avait promis.
Toute ma vie j’ai attendu ce moment. Je sens que le destin m’a choisi pour mettre définitivement un terme à cette infinie attente. J’ai beaucoup de peine à rester calme. Très ému, je marche vers le point du rendez-vous, l’escalier du pont de Tolbiac, descendant sur le quai de la Seine dans le treizième arrondissement de Paris, un quartier où beaucoup d’asiatiques ont élu domicile.
C’est là que j’ai attendu. Elle est venue un peu en retard. Il fait beau. Nous sommes en début d’après-midi, aux premiers jours de l’été. Dans la chaleur bienfaisante répandue du radieux soleil Bérénice m’a ébloui. Elle porte une robe blanche sans manche laissant voir ses bras et ses épaules. Ses cheveux blonds et longs s’abandonnent en boucles ondulés jusqu’au dos. Il y a dans son allure, dans ses gestes, ses mouvements, sa beauté quelque chose de mystérieux que je ne peux pas expliquer. C’est cette part de mystère qui force mon respect et qui me fait penser qu’elle est venue d’ailleurs, d’un monde autre que le nôtre.
Elle me dit bonjour en souriant et me demande :
– Où allons-nous ?
– Nous allons là-bas sur les quais, vers les bateaux près du pont au loin.
– Je vous suis où vous voulez m’amener.
Sur ce elle prend ma main et nous descendons ensemble l’escalier pour atteindre les quais.
En nous dirigeant vers le pont je raconte :
– Ce pont est le trente-septième pont de Paris. Il a été inauguré le treize juillet 2006 à midi. Depuis ce jour il est devenu mon lieu de promenade favori.
– Ah ! Vraiment ? Et pourquoi favori alors qu’il existe d’autres beaux endroits dans Paris ?
– Allons sur le pont et vous verrez toute la beauté du paysage.
Nous marchons jusqu’au milieu du pont. Je lui confie que j’aime cet endroit car il est réservé aux piétons et c’est le seul pont à Paris qui a un abri quand on est surpris par la pluie. J’ajoute :
– D’ici au- dessus des eaux, nous pouvons observer la surface et l’étendue du fleuve sous nos pieds qui coule vers le nord jusqu’à Honfleur, l’embouchure et la mer. Ici l’air est pur. Il y a toujours un vent rafraîchissant et un silence inhabituel difficile à trouver dans une grande ville comme Paris. On se croit être seul au monde. On peut rêver. On peut laisser son imagination vagabonder librement.
Bérénice me regarde. Ses grands yeux semblent me sonder. Sa voix très douce m’interroge :
– N’avez-vous jamais pensé à votre pays d’origine ?
– Si. Il m’arrive de penser à mon village natal, au fleuve Rouge aux flots tumultueux.
A cette pensée, je suis saisi de nostalgie. Pour faire diversion, je lui demande :
– Et vous à quoi pensez-vous ?
Toujours avec une voix étrangement douce elle répond :
– Je vois la Seine en bas. Vous m’avez parlé du fleuve Rouge. Je pense à un autre fleuve, le plus grand, le plus puissant d’Afrique, le plus cher à mon cœur, le Nil.
Son regard se voile. Ses grands yeux aux longs cils se ferment à moitié. Son visage ovale se penche sur le côté gauche. A l’instant même je reconnais l’effigie de la reine Bérénice sur la pièce d’or de l’Egypte antique.
Mon cœur sursaute dans ma poitrine. Plus de doute possible. C’est bien elle que tous les aînés de ma famille, depuis bientôt cent générations avaient désespérément attendue en vain.
La main du destin m’a désigné pour accomplir la promesse de notre ancêtre prononcée depuis ce passé si lointain avant même la création officielle de la route de la soie.
Pour rompre le silence qui s’est installé, je lui propose de prendre un déjeuner tardif sur un bateau restaurant. Elle me remercie en précisant qu’elle est végétarienne. Encore un détail que mon ancêtre a consigné dans son récit.
Sans hésitation et d’un commun accord nous avons choisi de monter dans la Dame de Canton, une jongle chinoise qui a bravé l’océan pour venir s’échouer en plein Paris sur les quais de la Seine. Elle a commandé une salade exotique sans viande, sans charcuterie et un jus de fruit.
J’ai remarqué qu’elle porte des sandales de cuir comme celles qu’on voit sur les pieds des reines égyptiennes de la dynastie des Ptolémée. Depuis ce temps lointain on n’a rien inventé de mieux. Ce modèle de sandales reste exactement le même. Sauf un détail. Le bout des sandales aujourd’hui est de forme arrondie. Autrefois il était pointu. Celles sous les pieds de Bérénice ont les bouts pointus.
Le soleil décline. La lumière s’adoucit. Elle me regarde attentivement et me demande :
-N’avez vous rien à me dire ?
Devant mon silence elle me confie :
– Aujourd’hui c’est mon anniversaire.
– Je vous souhaite joyeux anniversaire !
– Je vous remercie. J’ai vingt six ans. Autrefois, dans une vie antérieure le jour de mes vingt six ans j’ai rencontré un homme. Un étranger qui venait de l’autre bout du monde. Il était comme vous. Vous lui ressemblez. Il m’a promis quelque chose. Mais je ne l’ai jamais revu. Je voudrais bien recevoir enfin ce qu’il m’avait promis.
Cette précision sur l’âge de la reine a été bien relatée par mon ancêtre. Je suis envahi par une joie immense. L’heure de ma mission est venue. Mais je ne bouge pas. Je suis paralysé par l’émotion.
J’entends sa voix plus douce encore qui m’encourage :
– Mon ami, n’avez-vous rien à me remettre ?
Mon dernier doute est levé. C’est bien elle, la personne que j’attendais depuis toujours, la personne à qui est destinée l’offrande de mon ancêtre. Enfin c’est elle qui a décidé de se manifester comme avait prédit mon père et comme notre ancêtre avait prié au soir de sa vie. Ne lui avait-il pas dit : “Mon descendant aura le devoir de vous remettre mon offrande lorsque vous daignerez lui en donner l’opportunité ”
Je sors de mon sac à dos le paquet que j’avais préparé pour son destinataire. Je le remets entre ses mains en prononçant ces paroles :
– Savez-vous que je vous apporte un cadeau qui vient de très loin ?
– 0ui ! Je le sais. Je sais aussi de quoi il s’agit. C’est un voile de soie que j’attendais depuis…ce temps si lointain. Je suis impatiente de découvrir cette œuvre qu’il m’a promise.
LuuDat, Appassionata, Oil Enamel, 2016
Elle ouvre l’enveloppe de soie et découvre le voile. Il est de ton bleu, bleu pâle, bleu foncé, nuance turquoise. Elle semble s’extasier quand elle voit le dessin animalier, des papillons. Elle touche la soie, la caresse, la met autour du cou, sur son visage. Visiblement elle est émue. Elle regarde longtemps le voile avec un regard admiratif.
Je lui dis :
– Mon ancêtre a choisi un animal sur la demande de la reine. Il a fixé son choix sur le papillon pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce- que le papillon représente l’envol de la beauté qui est éphémère, le symbole de la vie qui est multiforme. Le papillon comme d’ailleurs le vers à soie dans leur brève vie ont la capacité de se métamorphoser, passant d’une forme de vie à une autre.
Une autre raison a dicté son choix. Il a pensé avec foi et amour à sa reine de cœur. Ces papillons dans la nuit se dirigent en s’orientant à la lumière de la lune et à celle des étoiles. Et quelles étoiles si non celles de la constellation de la chevelure de Bérénice ?
Elle avoue que le voile lui plait beaucoup. Elle dit :
– Il a exprimé avec talent son amour pour l’histoire et les croyances égyptiennes.
Le bleu est la couleur du dieu Amon, dieu du vent. C’est aussi la couleur de l’infini du ciel nocturne, de l’immortalité. C’est également la couleur de la déesse Hathor, déesse de l’amour, de la beauté, de la joie, de la maternité. Ce que personnellement j’aime dans le bleu, c’est d’abord et surtout le symbole du Nil, source de vie. Ce voile est très beau. Je vois qu’il l’a conçu, créé avec tout son esprit et tout son cœur. L’étoffe est fine, douce mais solide. Vraiment c’est du travail de maître. Le dessin des papillons est net, précis mais en même temps montre clairement ce qui est délicat, léger et fragile de ces ailes éphémères. C’est du grand talent. Il l’a réalisé avec amour pour moi. J’en suis très touchée.
J’avais promis de le récompenser dignement si son œuvre était à la hauteur de mon espérance. Elle la dépasse. Il en sera récompensé. Je peux même affirmer qu’il a déjà reçu sa récompense. Il peut à présent sourire dans l’autre monde, celui que vous désignez sous le nom du pays des neuf sources.
Le crépuscule descend sur la Seine. Bérénice dans sa robe blanche et avec sa longue chevelure me paraît irréelle. Existe-t-elle vraiment ou est-elle la continuité de mon rêve éveillé? Tandis que le soleil jette ses derniers rayons sur ses mèches dorées, je m’interroge encore. Est-elle la reine égyptienne ou une belle jeune femme parisienne ?
Elle s’adresse à moi avec une douceur exceptionnelle :
– Je dois vous quitter. Je vous remercie infiniment pour tout le mal que vous vous êtes donné pour garder pendant si longtemps ce bien précieux qui m’est destiné et que je reçois de vos mains aujourd’hui. C’est pour moi un trésor, le plus cher de tous mes trésors. Je suis revenue pour le prendre et pour le garder pour l’éternité.
Je dois vous dire maintenant que vous ne me reverrez plus jamais.
– Je suis extrêmement triste de ne plus jamais vous revoir. Où habitez-vous ? Je serais particulièrement heureux de vous raccompagner.
– C’est inutile de me raccompagner. Laissez-moi vous répondre à votre dernière question.
Elle se lève, s’approche de moi et m’embrasse sur le front. Puis elle me quitte définitivement.
Je la vois marcher sur les quais, longeant l’allée d’Arthur Rimbaud, cet espace vert dédié au grand poète. Et quand elle disparaît, je comprends son geste. A partir de cet instant Bérénice ne m’est plus visible.
Mais elle habite dans mon esprit pour toujours.
Van Hai
09.11.2018
One Comment
nga nguyen
conte de fees poétique, ensorcelé d’un charme céleste capture par la beaute etheree de la peinture de LUU DAT!