Je n’ai guère de connaissance à propos du Vietnam. Aussi ai-je demandé au Professeur Phan Văn Song la permission de reproduire le texte de l’allocution qu’il a prononcée à Rennes, le mardi 25 novembre, lors d’une soirée axée sur le thème “Birmanie, Bouddhisme et Démocratie”.
Né dans une famille vietnamienne bouddhiste, le Professeur Phan Văn Song a fait le choix de devenir chrétien, et plus exactement protestant. J’ajoute cette précision car à titre personnel, j’en apprécie d’autant plus la façon dont il évoque l’implantation et l’influence du bouddhisme dans son pays d’origine – où il n’a toujours pas la possibilité de retourner.
(* Dans le texte qui suit, le terme “secte” est employé au sens étymologique d’école de pensée, sans la récente connotation négative)
Pr Marie-Stella Boussemart, nonne bouddhiste
Professeur de tibetologie à l’INALCO (Institut National des Langues et Civilisation Orientales plus connu sous le nom de Langues O – Paris).
Secretaire Générale de l’ Union Bouddhiste de France
VIETNAM : BOUDDHISME ET DEMOCRATIE
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
Parler du bouddhisme pour un chrétien est une gageure.
Parler du bouddhisme pour un Vietnamien, c’est un devoir, c’est aussi, se présenter, c’est parler de sa culture, de son patrimoine.
Parler de la démocratie pour un juriste occidentalisé d’origine vietnamienne est une nécessité par, hélas, les évènements de l’actualité. La démocratie pour les pays émergents, pour une grande partie du monde est l’Arlésienne. On en parle beaucoup, on en rêve, on se bat pour elle, on en meurt pour elle. Mais personne ne la voit.
Associer bouddhisme et démocratie est un très grand sujet. Je me limiterai à le traiter dans le cadre de mon pays d’origine, le Vietnam. Je ne traiterai pas la partie théologique ou philosophique ; je me contenterai d’analyser son apport politique et social.
Pour cela, un peu d’histoire :
En effet, le bouddhisme accompagnait déjà dès ses premiers pas la naissance de la nation vietnamienne.
Il est venu avec les occupations chinoises, occupations longues de mille ans (de l’an 111 avant JC jusqu’à l’an 939).
Si les résistances des rois vietnamiens aux ambitions du voisin du nord (la Chine) consolidaient la nation viêt, le bouddhisme façonnait son peuple.
L’influence de la Chine avec ces mille ans d’occupation et les soubresauts de résistances du peuple viêt, a été analogue à celle de Rome en Gaule. Malgré l’empreinte chinoise, le peuple viêt a su garder toujours sa langue et son identité culturelle.
L’administration chinoise, en devant directe, augmenta sa rigueur. Par exemple, l’instruction des autochtones n’était pas très développée. Même les quelques lettrés autochtones, tout en apprenant l’écriture chinoise, les textes chinois, continuaient à les prononcer à la vietnamienne, n’ayant pas eu accès aux fonctions élevées. Cela démontre aussi cette volonté d’indépendance du peuple viêt.
A partir de l’ère chrétienne, furent diffusés au Giao Châu (nom chinois pour désigner ce territoire qui est devenu ensuite le Vietnam) deux grands courants de la pensée chinoise : le confucianisme et le taoïsme, sur lesquels il convient d’ouvrir une petite parenthèse. C’est sur la base formée par ces deux courants de pensée que s’est plaquée toute la philosophie bouddhiste vietnamienne.
L’enseignement de Confucius (-551 -479) est contenu dans Quatre Livres, Tứ Thư. Elle se présente avant tout comme une morale civique et sociale, une doctrine de gouvernement et d’action. L’idéal confucéen est le Sage, Quân Tử : du fils du Ciel à l’homme le plus humble, chacun doit “se cultiver“. C’est un travail de perfectionnement personnel. Le Sage donc, qui sait se conduire conformément à la Raison, sera par là même capable de gouverner sa famille et d’administrer l’état. Et chacun doit respecter sa place : il faut que le prince agisse en prince, que le père agisse en père, et le fils en fils. Ce qui institue le conformisme, l’obéissance et la soumission aux supérieurs et aux vieillards ; ainsi l’ordre sera-t-il assuré.
Mencius, son disciple, (-372 -289) exprime l’aspect idéaliste de la doctrine : si le devoir du prince est de veiller sur les conditions de vie générales, de répandre l’éducation et l’instruction, c’est du consentement populaire que dépend le maintien des gouvernements. C’est pourquoi lorsque le prince faillit à sa mission, le peuple assume le droit à la révolte.
N’est-ce pas là une principe de la démocratie ? Le confucianisme exige d’un côté, le respect de la tradition, de la hiérarchie, de la famille, d l’ordre “féodal” : le prince, le maître, le père, certes ; mais présente de l’autre côté, la démocratie, la “vox populi”, le droit légitime de la révolte contre le mauvais prince.
Le Taoïsme par contre exprime l’attitude mystique, métaphysique, à la recherche de la félicité individuelle. Du Dao (la voie), substance cosmique primordiale, l’Un, l’Unique, sont sortis les deux principes, passif et actif, femelle et mâle, le yin et le yang. Leur alternance perpétuelle régit le monde. C’est la circonvolution universelle. Mais l’essence de la doctrine est la non-intervention de l’homme, le Wuwei ; le Sage se libère du présent et du passé et s’unit au Cosmos. Il faut suivre et laisser faire la Nature. Cette haute pensée dégénère en une interprétation métaphysique : L’immortalité devient la quête suprême, sorcellerie et magie deviennent partie intégrante de la religion.
Mais, par ces aspects, le Taoïsme se rapproche des nombreux cultes populaires vietnamiens, avec lesquels il se mélangera, notamment le Culte des Esprits (Ciel, Terre et Eaux) dont les prêtres sont des médiums, hommes et surtout femmes ( dong cot).
C’est pourquoi, si le Confucianisme reste confiné chez les administrateurs et les lettrés, le Taoïsme se diffusera chez le peuple.
Et plus que le Confucianisme et le Taoïsme, le Bouddhisme, qui arriva un peu plus tard, au 2ème siècle, avec l’expansion indienne, a connu, dès son introduction, une diffusion immense auprès d’une population encore primitive, grâce à son climat de tendresse, à la consolation de sa morale et aux merveilles légendes de ses bodhisattvas.
Bouddhisme et démocratie
Donc, le Bouddhisme à la vietnamienne est un bouddhisme engagé :
Engagé avec les princes, lorsque les princes sont bons,
Engagé avec le peuple, lorsque les princes sont mauvais.
Le bouddhisme vietnamien appartient au courant du Grand Véhicule (Mahâyâna). Les textes sont en sanskrit. Il exhorte se disciples à devenir non des hommes méritants (arhant), comme la tendance du Petit Véhicule, mais des bodhisattvas qui portent leur perfection en secourant et en aidant les autres êtres, sans épargner leur peine ni leur vie, en retardant leur propre entrée dans le Nirvanâ jusque ce que tous les autres l’aient atteint eux-mêmes.
Donc, il demande à ses pratiquants plus d’engagement dans le monde. Les églises bouddhiques vietnamiennes, les pagodes, sont traditionnellement indépendantes les unes des autres. Elles sont souvent autonomes et chacune vit avec son environnement, son village, ses pratiquants. Par cet aspect, les bonzes, les pratiquants, se sont toujours engagés dans “le monde”. Par tradition, durant toute son histoire, le Vietnam a toujours vu les bonzes à côté des résistants, résistants contre les invasions, résistants contre les dictatures… à côté des faibles, à côté de son peuple ; c’est un bouddhisme patriotique.
Le Bouddhisme : L’extension de l’influence indienne en Indochine orientale est en effet le fait marquant du 2ème siècle. L’Inde partait donc conquérir l’est. Son expansion, qui commença aux environs de l’ère chrétienne et qui porta les religions indiennes et l’usage du sanskrit jusqu’à Bornéo, Bali en passant par le Giao Châu, eut pour moteur essentiel la quête de l’or et des épices. Et aussi, elle put réussir grâce à deux faits marquants : le développement des jonques de haute mer pouvant porter jusqu’à six cents à sept cents hommes, et l’essor du bouddhisme qui abolissait la barrière des castes et le souci de pureté raciale. Les bouddhistes n’ayant pas de préjugés raciaux, n’ont pas eu cette peur d’être souillés au contact des castes inférieures. Les hautes jonques des marchands de mer partaient sous la protection du Bouddha Dîpankara “calmant les flots” ; elles prenaient pour leurs longs voyages des bonzes qui servaient à la fois de médecins, de prêtres et de sorciers.
Le Bouddhisme était né dans l’Inde aux 6ème – 5ème siècle avant JC, dans le royaume de Kapilavastu, aux confins du Népal. Descendant de la famille régnante, Cakyamouni rencontra la souffrance, la misère et la mort et quitta sa famille pour embrasser la vie d’ermite. Après sept années de voyage et de recherches, il connut l’inutilité de l’ascèse, et, sous l’arbre de bodhi, à Gayâ, atteignit l’Illumination ; il était devenu le Bouddha, il avait compris la loi de la douleur universelle. Cette douleur, inhérente à la vie, est multipliée encore par la transmigration. Comment atteindre la délivrance ? Il faut parvenir à l’extinction du désir, véritable moteur du monde, pour atteindre l’état de Nirvâna.
C’est une morale de renoncement et de fraternité universelle. Elle traduisait donc les aspirations des basses classes de l’Inde, divisée en castes rigoureusement étanches et dominées par une minorité de brahmanes.
Dès sa prédication, le bouddhisme fit de rapides progrès. Une telle doctrine de charité, de douceur et de renoncement ne pouvait qu’exercer une séduction profonde sur les âmes frustres du peuple viêt, opprimés par ses maîtres étrangers et locaux, dominé par une nature hostile et qui ne trouvait aucune consolation dans la sécheresse confucéenne, morale des classes dirigeantes.
Bouddhisme et développement politique
Sous les règnes chinois, le système des examens littéraires permet le recrutement des fonctionnaires. L’enseignement se développe donc et on assiste petit à petit, vers la fin du 8ème siècle, à la formation d’une classe intellectuelle vietnamienne. Mais son essor est freiné parce que l’administration chinoise limitait le nombre de candidats vietnamiens aux concours (que pour des postes subalternes) et aussi parce qu’elle continue, quoique faisant des études (lecture et écriture) en chinois, à parler le chinois avec la prononciation vietnamienne.
La Chine depuis les Qin (Qin Tsi Huang Di) a su standardiser l’écriture (-221 à -210) mais continue à avoir des “parlers différents” (des prononciations différentes selon les régions).
Et c’est pourquoi la partie la plus importante de l’élite vietnamienne est bouddhiste. Et ce sont des bonzes qui, au moment où le pays deviendra indépendant (10ème siècle), assisteront les princes pour la conduite des affaires publiques. Les premières influences des prêtres bouddhiques se confondaient avec les premières dynasties des rois vietnamiens : les Đinh, les Lê ; son apogée est atteint sous les Lý, au 11ème siècle, avec la construction de la fameuse Pagode au pilier unique, encore visible à Hanoi actuellement (1049). Cette osmose entre cette élite intellectuelle, religieuse et les pouvoirs dans la conduite de l’état donne une sorte d’engagement des bonzes “aux choses de la vie”.
C’est la naissance d’un “Bouddhisme à la vietnamienne”.
C’est, aussi, sous la dynastie des Lý (11ème siècle) que se pratique cette tradition de passage de pouvoir entre l’Empereur père qui passe le pouvoir à son héritier de son vivant, pour aller fonder une pagode ou une secte bouddhique *.
Cette pratique se prolongeait jusqu’à la dynastie des Trần (1226-1400).
En 1278, l’Empereur Trần Nhân Tông fonda la secte* de la Forêt de Bambou de Yên Tự (Trúc lâm Yên tự) qui accentua cette tendance vietnamienne du Bouddhisme.
De tout temps, les pouvoirs se sont toujours méfiés de l’église bouddhique vietnamienne. Nous avons encore en mémoire le renversement du régime Ngô Đình Diệm (1955-1964) : l’image du bonze Quảng Đức s’immolant par le feu a fait le tour du monde, bien que les bonzes, à l’époque, se soient trompés de combat. Mais le Vénérable Quảng Đức est devenu pour les bouddhistes un bodhisattva, car son cœur retrouvé intact dans la fournaise est devenu Xá lợi, une sainte relique.
Actuellement, l’Eglise bouddhique unifiée du Vietnam est interdite par le gouvernement de la dictature du Parti Communiste Vietnamien ; ses deux principaux dirigeants, les Vénérable Huyền Quang et Quảng Độ, sont assignés à la résidence surveillée. Seule l’église bouddhique organisée par l’état est autorisée. L’état vietnamien, lui-même, vient de recruter 2000 candidats (octobre 2007) pour être des “bonzes d’Etat”.
Mais on voit aussi des bonzes à côté des personnes qui manifestent pour réclamer plus de justice dans le règlement d leurs terres confisquées par des organismes d’état. On voit aussi la présence de bonzes à côté des activistes demandant le respect des droits de l’homme au Vietnam (liberté de culte, liberté de presse, liberté d’opinion…) ou demandant de la démocratie (pluralisme des partis, vote démocratique, droit de présentation…).
Bientôt, les deux avocats combattant pour la démocratie Nguyễn Văn Đài et Lê Thị Công Nhân, arrêtés depuis l’an dernier, vont être jugés.
Avec la mondialisation, des entreprises américaines, européennes arrivent au Vietnam, profitant de la dictature du Parti Communiste duVietnam pour exploiter les travailleurs vietnamiens dans des conditions indignes pour des pays civilisés et démocratiques : petits salaires, mauvaise protection des conditions de travail des femmes et des enfants, pas de protections sociales ni caisses de retraites…
Dans le Vietnam actuel, les églises sont contrôlées; toutes, qu’elles soient catholique, bouddhique, protestante, Hòa Hảo, Cao Đài ou islamique ! Elles sont toutes enregistrées comme membres de la section religieuse du Front Patriotique, organe du Parti Communiste du Vietnam.
Mais, on voit aussi, par contre, des religieux, des prêtres à côté du peuple :
Le prêtre catholique Nguyễn Văn Lý est actuellement en prison pour la liberté de culte ; les prêtres catholiques Phan Văn Lợi, Nguyễn Hữu Giải sont sous contrôle judiciaire.
Les Révérends protestants Nguyễn Hồng Quang et Nguyễn Công Chính sont en résidence surveillée, leurs temples sous surveillance.
Les 6 pasteurs mennonites montagnards des Hauts Plateaux, arrêtés et libérés dernièrement sous la pression internationale, sont actuellement sous contrôle judiciaire.
Des pratiquants Hòa Hảo et Cao Đài sont encore en prison.
Le bouddhisme vietnamien s’engageant dans cette défense de la démocratie perpétue donc cette tradition des églises engagées, du bouddhisme populaire, de la religion populaire, patriotique, avec son peuple, depuis les dynasties des Lý et des Trần depuis l’aube de la nation viêt.
Merci !
Dr Phan Van Song
Le 21 XI 2007